samedi 1 février 2014

Précieux cauchemar


Un cauchemar, c’est un cadeau des profondeurs.

Bien sûr, ce n’est jamais agréable d’avoir un cauchemar. Quand ce cadeau nous est livré, c’est dans un emballage repoussant et par des dragons généralement effrayants. Mais il serait dommage de refuser pour autant de l’ouvrir. En fait, tout ce que nous y gagnerions, c’est qu’il y a de fortes chances que les dragons se mettent à tourner autour de nous en cherchant la meilleure façon de nous faire parvenir le précieux cadeau. Ou pire, il se pourrait que ce dernier soit retourné à l’expéditeur avec une mention de refus à la livraison, et que l’Inconscient choisisse alors d’autres moyens pour nous faire comprendre le message qu’il cherchait à nous communiquer. Il peut, par exemple, décider de nous faire vivre le cauchemar, et voilà que c’est notre quotidien qui est envahi par des émotions nauséabondes ou des symptômes désagréables. Car tout « ce qu’on ne veut pas savoir de soi-même finit par arriver de l’extérieur comme destin », avertissait Jung.

À l’inverse on peut, sans sauter pour autant de prime abord de joie, envisager chaque cauchemar au moins comme une opportunité de libérer notre psyché d’une charge qui l’empoisonnait sans que nous le sachions. C’est un peu le pet de la psyché. Le cauchemar est alors comme une bulle de méthane emprisonnée au fond de l’océan et qui vient crever à la surface, ce qui n’est guère agréable pour les marins qui passaient par là. La métaphore se laisse filer en précisant que ce n’est pas le méthane qui sent si mauvais mais le souffre qui lui est associé. Dans la langue des oiseaux, on pourra entendre ici que c’est la souffrance qu’encapsule le « mauvais rêve » qui nous est si difficile d’abord, et il apparait que fuir cette souffrance est sans doute, paradoxalement, le meilleur moyen qu’elle nous rattrape. Une loi inexorable de l’économie psychique énonce que « tout ce qu’on fuit nous poursuit, grossit et finalement nous détruit. » C’est une règle d’or dont la compréhension est libératrice car elle nous montre comment nous créons nos propres schémas d’enfermement dans un refus de ce qui est là.

Dès lors, le cauchemar se révèle donc un véritable cadeau des dieux en ce qu’il nous permet de faire face, dans un contexte relativement sécuritaire – il n’y a pas « mort d’homme » –, à nos plus terribles angoisses. Ce dernier terme fournit encore un indice sur l’attitude à avoir devant un tel rêve : l’étymologie du mot « angoisse » est « angustia », ce qui signifie « passage étroit ». Il n’est pas rare qu’un cauchemar marque les passages importants de la vie, et qu’il en constitue, d’une certaine façon, le seuil. Dans les rites de passage, il y a souvent un moment de mort initiatique qui prélude à la renaissance. On sait, par exemple, que l’impétrant aux Mystères d’Éleusis était jeté dans une fosse grouillant de serpents et, comme Indiana Jones dans pareille situation, il devait surmonter son sentiment d’horreur pour accéder au trésor caché. Il semble que nos grands changements intérieurs réclament l’effondrement de la structure psychique désormais obsolète. Jung expliquait que « tout contact avec le Soi est vécu comme une défaite par le moi ». On pourrait dire que les limites de ce dernier explosent sous la pression de l’Inconscient qui veut forcer maintenant la croissance, et nous nous retrouvons soudain « en morceaux » et tout nu, confrontés à une violente insécurité. Cependant, si nous acceptons de payer le prix du passage, ici, en conscience de notre propre souffrance, nous vérifions qu’il y a donc une vie après la mort psychique et notre horizon s’en trouve bien souvent élargi. Le risque est bien sûr que nous restions coincés pour un temps indéfini dans le passage, et il faut alors faire appel à un passeur sachant passer pour nous tirer de ce mauvais pas. Le mot de passe est toujours : j’accepte.

Voici un beau cauchemar qu’il m’a été donné d’entendre et qui illustrera ces propos :

J’observe une jeune femme brune aux cheveux raides en carré, déambuler à l'étage des chambres dans une maison de maître avec de hautes fenêtres et des murs blancs. Elle s'engage dans un couloir à angle droit, qui débouche sur une chambre où un cadavre sanguinolent, dépecé gît sur le lit avec des draps blancs immaculés tâchés de sang. La jeune femme horrifiée saute sur le lit et passe en sautant au-dessus du cadavre avant de se heurter à des placards à côté du lit puis elle sort de la pièce en courant. Au bout du couloir l'attend un homme très grand, avec un visage de Joker à la chevelure bleue rassemblée en plusieurs petites couettes et un sourire sournois. Il tend son bras et sa main vers une fenêtre grande ouverte, l'invitant à se jeter par là...

Il est bien sûr important de préciser que c’est une jeune femme qui a fait ce rêve, ce qui permet d’établir d’emblée que nous y retrouvons le familier de ces dames, j’ai nommé l’Animus – le masculin intérieur de la femme – dans ses atours les plus négatifs, pour ne pas dire démoniaques. L’Animus n’est pas toujours négatif, fort heureusement, puisqu’il apparait aussi souvent comme le partenaire intérieur de la femme, le seul homme qui puisse vraiment la comprendre et un guide vers le meilleur d’elle-même. Ce n’est pas l’apanage des femmes de se confronter à de telles figures négatives ; les hommes ont une Anima qui peut se montrer aussi fort retorse, venimeuse et ensorcelante. Il est inévitable, avant que l’Inconscient ne nous propose de danser dans les bras de notre partenaire intérieur, que nous confrontions les aspects les plus négatifs de notre vis-à-vis, en regard desquels notre ombre semble souvent bien gentille. Ici, le Joker évoque en outre une figure collective de notre époque qui n’est pas sans rappeler le Trompeur, l’Adversaire par excellence, le Diable.

Il est intéressant de noter aussi que la rêveuse est observatrice dans son rêve ; le moi de rêve n’est pas directement impliqué. Elle vit le drame en mode dissocié, c’est-à-dire avec une distance qui permet de recevoir la charge émotionnelle du rêve dans une relative sécurité. C’est une jeune femme qui est la protagoniste active. On peut en déduire immédiatement que c’est une partie relativement inconsciente de la psyché de la rêveuse qui est en danger. En termes jungiens, on dira que son ombre semble être en train de se faire piéger par l’Animus négatif. Non pas toute son ombre, mais au moins une partie de sa personnalité qu’elle ne connait pas ou peu, et qui semble à risque donc de céder à la panique et de « tomber de haut ». Mais la rêveuse ne peut être séparée de son inconscient, et les conséquences d’une telle chute sont donc imprévisibles : elle risque fort de se faire mal. De prime abord, il est clair que le rêve tente de prévenir une possible catastrophe psychique. La rêveuse est encore toute habitée par l’horreur que lui inspirent ces images quand elle me contacte, et c’est tant mieux car nous allons pouvoir déjouer le Joker en lisant dans son jeu. C’est la vertu du cauchemar que d’appeler à l’action et à la prise de conscience en urgence. Mais bien sûr, les grands concepts d’Animus négatif et d’ombre sont aussi peu utiles pour cela qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Il faut aller sur le fond, et dans le cas d’un tel rêve, comme toujours, ce sont les émotions du rêve qui offrent les meilleurs guides.

Horreur. Panique. La première chose est de vérifier comment se sent la rêveuse ces temps-ci, s’il y a quelque chose de particulier qui l’affecte, la travaille. Elle est déprimée. C’est dur ces temps-ci, et depuis un bout de temps. Elle a eu des problèmes de santé autour de la naissance récente de son fils. Elle traverse une période d’insécurité matérielle car elle a dû arrêter de travailler mais son conjoint est un artiste et ne pourvoit pas de façon régulière à leurs besoins. Mais surtout, son frère est décédé dans les mois qui précèdent le rêve et sa famille en a été profondément bouleversée. Maintenant qu’on en parle, le Joker a des traits qui lui font penser à la fois à son frère et à son conjoint, et la jeune femme lui rappelle sa belle-sœur. Les suites du décès se sont très mal passées dans son sentiment avec cette belle-sœur, avec qui elle avait jusque-là une bonne relation mais qui lui est apparue soudain intéressée, avide. Il reste une impression d’intrusion et de trahison dans la vie familiale. Le décès a été un choc dont l’horreur se fait encore sentir, et la rêveuse est en proie à de grandes incertitudes quant à l’avenir, une insécurité qui n’est pas encore panique mais pourrait le devenir. Ah ! Voilà donc le cadavre central du rêve et la jeune femme, cette belle-sœur, qui est, dans son estime, d’ores et déjà tombée de haut…

Mais le rêve ne parle pas au passé. Le Joker invite la jeune femme en panique à se jeter par la fenêtre, et cela concerne clairement la rêveuse, ou du moins une partie d’elle qui a des traits communs avec sa belle-sœur. Or le venin de l’Animus négatif tient dans une grande mesure à des jugements impitoyables que la femme s’inflige, et qu’elle projette aussi sur les autres. Pour les hommes, l’Anima négative distille des sentiments destructeurs de l’estime de soi en forme de « je suis nul » et « je n’y arriverai jamais ». Dans les deux cas, la cible de ces démons est l’amour de soi. Il est à noter qu’on ne peut rien au fait d’avoir de telles voix négatives qui nous murmurent des jugements incapacitants et paralysants. Le pire qu’on puisse faire est encore de les fuir, de refuser de les entendre ; alors ils nous reviennent de l’extérieur, on les prête aux personnes importantes de notre vie. L’erreur est de croire que nous nous infligeons de telles tortures intérieures pour une raison ou pour une autre qu’on peut prendre 20 ans à essayer d’identifier dans le cabinet d’un analyste sans rien y changer. Il faut bien un jour admettre que ces voix sont là et font partie de notre psyché, un peu comme un programme indépendant dans un ordinateur, et que nous n’échapperons pas à l’épreuve de l’amour de soi malgré ces jugements. C’est le seul antidote à la corrosion délétère de l’auto-jugement : accepter de ne pas être parfait et s’aimer soi-même envers et contre tout, avec notre imperfection. Il semble que ce soit finalement la fonction très positive de la présence de ce démon en nous que de nous obliger à nous aimer assez pour nous délivrer de son emprise, et quand nous commençons donc à nous aimer vraiment tels que nous sommes, voilà que le diable se révèle un charmant cavalier, et la vipérine sorcière une jolie princesse.

Ici, il se révèle finalement que, dans son insécurité matérielle de jeune mère en proie à des incertitudes professionnelle, la rêveuse se juge elle-même un peu comme elle a jugé sa belle-sœur. Elle s’en veut d’attendre inconsciemment de son conjoint qu’il la sécurise, et voit avec horreur qu’elle pourrait avoir des attentes intéressées envers lui, ce qu’elle assimile à de l’avidité. Le lien entre le frère et le conjoint dans les traits du Joker devient soudain clair, ainsi que son identification inconsciente quoique dissociée à sa belle-sœur, qui représente bien une de ses ombres, à savoir cette « avidité » qu’elle ne s’autorise pas à vivre, et qui pourtant est aussi un aspect de son besoin de sécurité renforcé par la maternité. Le danger de chute est double : il y a le risque de tomber de haut quant à l’image qu’elle a d’elle-même, et par conséquent un risque de tomber en dépression, de s’écraser sur le sol au plus bas d’elle-même. Une fois ces choses nommées, un soulagement se fait sentir. 

Quelques semaines plus tard, la rêveuse m’indique qu’elle a trouvé un apaisement après la tempête intérieure qui a entouré son cauchemar, et qu’elle a fait un autre rêve dans lequel elle se retrouvait face à une grande cascade d’eau, magnifique et impressionnante. « C’était juste splendide, l’eau était turquoise ». Voilà donc que l’Inconscient a retrouvé son calme et sa fluidité, que les émotions coulent. Il est vraisemblable que ce cauchemar marque le seuil du passage de sortie hors du deuil causé par le décès du frère, ou en tous cas une étape importante dans ce processus. Jung donne ainsi la clé de ce travail, auquel les cauchemars contribuent grandement et précieusement :

« Dans la mesure où je parvenais à traduire les émotions qui m’agitaient, c’est-à-dire à trouver les images qui se cachaient dans les émotions, la paix intérieure s’installait. »

2 commentaires:

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  2. la tempete annonce toujours le beau temps et le beau temps la tempete. Un victoire annonce la defaite, la defaite la victoire. Comme dit Chuang Tseu Yin et Yang sont les plus grands criminels et marchent main dans la main...mais ildit aussi autre chose : " mais c'est parce que nous le voulons bien ! " en effet il est possible d'aller au dela du bien et du mal en comprenant que que tout ce qui est vu ou ressenti n'est pas nous et que nous sommes CELUI qui voit et non ce qui est vu. C'est l'eveil non dualiste.

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