dimanche 1 décembre 2013

Travailler le rêve

Photo Danielle Bouchard, tous droits réservés
Nous y voilà. Si vous suivez mon blogue depuis le début, vous savez que je n’ai jusqu’ici fait que mettre la table. Nous avons vu pourquoi il est important de travailler ses rêves et comment s’en souvenir, ce qui est la condition préalable du travail. J’ai partagé de grandes considérations générales qui donnent une direction à ce dernier, car, comme dans toute entreprise, c’est d’abord l’intention qui importe. L’intention que je propose pour ma part au travail du rêve, c’est l’éclosion de la fleur de conscience : quelque chose veut devenir conscient, et ma tâche en tant que travailleur du rêve est simplement de l’assister, comme un accoucheur, ou mieux, avec la patience d’un jardinier.

Le travail du rêve ne se réduit pas à son interprétation, même si elle en est une part importante. L’interprétation est la reformulation du rêve dans un autre langage que celui des images vivantes – Jung soulignait que le rêve est toujours la meilleure expression du sens qu’il recèle. Toute interprétation est dès lors une dégradation de cette expression dans une forme qui nous est plus aisément accessible, souvent au détriment de la subtilité des images. Le rêve est très généralement multidimensionnel, c’est-à-dire que plusieurs niveaux d’interprétation peuvent se côtoyer, comme autant de couches de signification possible, et son sens se révèle avoir de multiples facettes selon l’angle sous lequel on le considère.

Un danger de l’interprétation tient à la possibilité que s’instaure une autorité, pour peu que quelqu’un aie le front de croire savoir pour autrui ce que signifie son rêve. C’est à peu près le pire qu’on puisse faire avec un rêve que de l’abandonner aux mains de quelqu’un qui nous assène en retour une certitude. Une mauvaise interprétation, si du moins on l’accepte, est plus dangereuse que l’absence d’interprétation : quelque chose fait son chemin dans les images, pour peu qu’on leur accorde quelque attention, même sans mot posé sur celles-ci. Mais une interprétation faussée tente de capter l’énergie dynamique du rêve au profit du préjugé et de l’autorité de l’interprète. Il faut faire attention à qui l’on raconte son rêve car l’interprétation qu’il nous en donne pourrait, si on lui en donne le pouvoir, prendre force de réalité dans notre vie.

Un autre piège concernant l’interprétation, c’est que celle-ci n’est pas une explication du rêve. Si vous avez un « détecteur de connerie » en bon état de marche, il se mettra à vibrer dès que vous entendrez un péremptoire « ce n’est que… » à propos d’une image intérieure. La règle d’or en ce qui concerne le travail du rêve, c’est que ce dernier ne dit jamais quelque chose de déjà connu. C’est toujours quelque chose de nouveau qui tente de parvenir à la conscience. Cela vaut pour le rêveur, mais aussi pour l’analyste qui ne peut pas non plus trouver là une confirmation de ce qu’il croit déjà savoir. Mais on cherche souvent aussi à réduire le rêve à un jeu de causes et d’effet : par exemple, j’ai rêvé de monstres parce que j’ai regardé un film d’horreur hier. Or c’est une erreur de chercher la cause d’un rêve, car c’est une création vivante et non un effet mécanique; ce qu’il importe d’interroger, ce n’est pas sa cause, c’est sa finalité : mais pourquoi donc le rêve me parle-t-il des monstres qui grouillent en moi ? Que suggère-t-il que je fasse avec eux ? Quel est l’intention de l’inconscient en me confrontant à eux ?

Avant de travailler un rêve, il est important de s’ancrer dans l’instant présent, en pleine conscience, et tout particulièrement dans le corps. Si nous ne sommes pas dans l’instant présent, où sommes-nous donc ? Quelque part dans notre tête. Comment entendre alors ce que le rêve veut nous dire ? Cela se perdra dans notre brouhaha mental. Ce n’est pas le rêve que nous entendrons alors, mais ce que nous en pensons, selon telle théorie ou tel préjugé. Le corps nous offre toujours le chemin le plus court pour revenir dans l’instant présent, par cette forme de méditation qui consiste à simplement prêter attention à nos sensations. Or, il se trouve que dans le travail d’un rêve, il est plus important de sentir ce que produit un rêve dans notre corps et notre cœur que de réfléchir à son sujet.

Il faut dire ou écrire le rêve au présent. En parler au passé, c’est déjà installer une distance avec le rêve, se dissocier de son contenu. Dans certains cas, par exemple un cauchemar insupportable, cette dissociation est cependant nécessaire et, bien sûr, il ne faut jamais rien forcer. Il arrive aussi souvent que le rêve lui-même soit vécu dans un mode dissocié par un moi-spectateur de la scène du rêve, et on peut penser qu’il s’agit-là d’une forme de protection. Mais c’est le senti du rêve qui est toujours le plus important, par lequel ce dernier communique ce qu’il cherche à dire. Le récit au présent permet au rêveur de revivre son rêve. Idéalement, il convient de ralentir le débit, de raconter le rêve le plus lentement possible en prenant le temps de respirer entre les phrases et, surtout, de ressentir les émotions qui montent, les sensations dans le corps. Un analyste attentif prêtera attention au langage du corps, tellement expressif. Il n’est pas rare que le message du rêve soit déjà manifeste dans l’émotion qui se dégage de ce premier contact avec lui, et que tout ce qu’il reste à faire soit de l’intégrer.

Le premier pas dans l’interprétation d’un rêve, c’est toujours de reconnaitre que « je ne sais pas » ce qu’il signifie. Jung lui-même, avec les dizaines d’années qu’il a consacrées à l’écoute des rêves, insistait sur ce point : « je ne sais pas » est la porte d’entrée du rêve, la première pensée qui vient quand le rêve est entendu dans un espace mental ouvert à son déploiement. « Étudiez toutes les méthodes, toutes les théories, mais quand vous êtes devant un rêve, écartez-les car le rêve est unique ». Il s’agit donc d’abord de faire le vide en dedans pour accueillir le rêve dans sa singularité unique, et de permettre ainsi à l’intuition de se faire entendre. C’est le premier point de la méthode de base pour interpréter les rêves : quelle est la première intuition ? Qu’est-ce qui vous est venu à l’esprit quand vous avez entendu le rêve, ou quand vous vous l’êtes remémoré ? 

Dans un cercle de rêves, il peut être suffisant d’écouter les intuitions qu’offrent les participants au rêveur. Ce dernier trouve souvent dans le simple énoncé de ces intuitions tellement de facettes auxquelles il n’aurait pas pensé que le rêve s’en trouve soudain transformé , et riche d’un grand nombre de significations potentielles. C’est un diamant qui se dégage subitement de sa gangue d’inconscience. Si l’on veut aller plus loin dans la recherche d’une interprétation, c’est le moment de poser quelques questions au rêveur, à commencer par : quelque chose en particulier vous préoccupait-il la veille du rêve, ou dans les jours précédents ? C’est que le rêve répond souvent à la conscience et tente d’apporter, si ce n’est une réponse aux interrogations du rêveur, du moins le point de vue de l’inconscient. On cherche là les éléments de compensation, ou comment l’inconscient vient volontiers équilibrer et élargir la conscience que nous avons d’une situation ou d’une question qui nous intéresse, et dont le rêve révèle les profondeurs jusque-là invisibles.

À partir de là, c’est-à-dire de la première intuition et d’une connaissance minimale du contexte du rêve, on peut interroger les associations symboliques. Tous les éléments d’un rêve peuvent être considérés comme un symbole, c’est-à-dire comme une image recelant un sens caché, inconscient. On peut donc demander au rêveur à quoi lui fait penser, par exemple, le chien qui batifole dans son rêve et la balle avec laquelle il joue, la jeune femme qui la ramasse, etc. Souvent, la mise en perspective de ces éléments symboliques, avec l’éclairage de l’intuition sur la toile de fond de la préoccupation consciente, dessine un tableau surprenant : ce n’est pas ce à quoi on s’attendait et cependant, cela a du sens ! Tous les détails du rêve méritent d’être interrogés, et tout particulièrement ceux qui ne sont pas explicites, mais donnent un contexte ou élargissent le rêve : à quel moment de la journée cela se passe-t-il ? Avez-vous chaud ou froid ? Comment est-elle habillée ? Comment vous sentez-vous ?

Les dictionnaires de symboles ne sont guère utiles à ce stade, car la plupart se comportent comme cet idiot qui vous assène des « ce n’est que… ». Ils témoignent simplement de l’étroitesse d’esprit de leurs auteurs, étroitesse dans laquelle il vaut mieux éviter de se laisser enfermer pour interpréter les rêves. Les seuls dictionnaires vraiment utiles en cette matière sont ceux qui recueillent les mythes, contes et histoires que les différentes cultures ont cultivés à propos des symboles, et dont on peut voir quels éléments nous touchent. Après avoir recherché les associations personnelles du rêveur, l’étape suivante est en effet celle de l’amplification qui consiste en regarder si certains symboles auraient une dimension universelle qui ressort dans ces contes. On ne se limite pas pour cet exercice aux mythes ancestraux : les livres et films contemporains nous fournissent aussi une ample matière. Il s’agit de voir s’il y aurait dans le rêve un thème collectif en résonance avec la préoccupation consciente, une histoire commune dont le rêveur vivrait une nouvelle version.

Une fois accomplie toute cette investigation du rêve, on a souvent une bonne idée de ce que veut dire le rêve. Si ce n’est pas le cas, il faut continuer à tourner autour de celui-ci et des principaux symboles, sans se décourager, avec patience. Une clé est de prendre note des émotions ressenties à différents moments du rêve et de chercher à les relier à des éléments de la vie consciente : dans quel domaine de votre vie éprouvez-vous des émotions similaires ? Quand l’émotion ressentie dans un rêve est connectée à une émotion vécue consciemment, même si l’on n’a pas d’interprétation claire, on approche du cœur du rêve. Une autre voie d’accès, qui se passe éventuellement de toute élaboration symbolique, consiste à dessiner les éléments du rêve qui nous semblent les plus vivides. Il est également possible de danser les mouvements du rêve, d’observer comment il bouge dans notre corps. On peut aussi se mettre « à la place » d’éléments du rêve et se demander ce qu’ils sentent, même s’il s’agit d’objets inanimés : le postulat de base de cette approche est que tous les éléments du rêve font partie de nous. 

Quel que soit le chemin que nous empruntons, il advient un moment toujours un peu surprenant où se produit un déclic et apparait ce que Fritz Perl appelait très justement « le message existentiel du rêve ». Il est aisé de le distinguer de nos spéculations intellectuelles sur le rêve car on ressent une certaine énergie, une sorte d’enthousiasme quand il nous vient à l’esprit. C’est le message du rêve, et non une construction intellectuelle sur le rêve. C’est un message « existentiel » car ce n’est jamais ni une indication purement pratique, ni un jugement ou une injonction. Il nous parle au plus profond de nous-mêmes, de telle façon que nous ne saurons l’oublier ou l’ignorer une fois ce message entendu, car il touche à ce que nous avons de plus intime. Quand ce message est enfin clair, la dernière chose à faire pour compléter le travail est de le formuler en une phrase, aussi précise que possible. C’est alors comme si nous taillions une pierre précieuse en en écartant les dernières impuretés, pour faire ressortir dans la lumière ce qu’elle a d’unique, son caractère propre.

Pour aller plus loin dans l'interprétation des rêves, voyez les 30 principes collectés par Nicolas Bornemisza, que je développerai dans de prochains billets sur ce blogue.

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