samedi 7 décembre 2013

Au-delà de l'interprétation

Photo Danielle Bouchard, tous droits réservés
Je disais dans mon précédent billet que le travail du rêve ne se résume pas à l’interprétation. Loin de là, oserais-je dire. L’interprétation consiste à reformuler le rêve dans un langage qui nous le rend compréhensible, mais si on s’en tient là, on se satisfait surtout de mots. Or, ce qui fait la valeur et l’intérêt d’une interprétation, c’est ce qu’elle déclenche au-delà des mots, et en particulier les émotions qu’elle suscite. Plus fondamentalement, le travail du rêve vise à rendre conscient le mouvement intérieur dont le rêve est une figuration ou une annonce. Quelque chose bouge en dedans, hors du champ de la conscience ordinaire, et le rêve signale que la conscience devrait prêter attention à ce mouvement de l’âme, qu’elle peut l’intégrer, y répondre ou mieux encore, chevaucher cette énergie. Qui sait alors où elle nous emmènera ?

Jung a dressé une carte de la conscience en quatre fonctions qui sont comme les quatre orients d’un mandala, et une version moderne des quatre directions de la roue de médecine des cultures chamaniques. Un rêve, pour être pleinement intégré, doit être travaillé consciemment dans les quatre cadrans du mandala de la conscience. L’interprétation elle-même repose surtout, du moins superficiellement, sur la fonction pensée. Or la pensée, pour être fertile, doit être bien enracinée dans le cœur et dans le corps, sinon elle tourne à vide en brassant des théories et en s’écoutant parler sur le rêve au lieu de traduire ce que le rêve veut exprimer. D’où l’importance décisive qui doit être accordée dans le travail du rêve à l’écoute du sentiment qui équilibre la pensée et lui donne un socle, une assise dans le réel.

Ces deux fonctions dites rationnelles, parce qu’elles permettent d’évaluer les contenus psychiques, ne sont pas suffisantes. Nous ne comprendrions généralement pas grand-chose au rêve s’il n’y avait l’apport de l’intuition, c’est-à-dire si l’inconscient n’était pas intéressé à ce que nous comprenions le rêve et s’il ne nous apportait pas son aide. La toute première réaction intérieure à l’écoute d’un rêve est souvent éclairante, mais il n’est pas rare que cela prenne tout un travail au travers des autres fonctions pour comprendre cette intuition elle-même. Un préalable est de tout simplement faire entièrement confiance au fait que notre inconscient comprend parfaitement les rêves, que ce soit ceux qu’ils nous offrent ou ceux que nous entendons d’autrui, car finalement les rêves viennent d’un espace où il n’y a pas de séparation.

Jusque-là, tout va bien : il est aisé de concevoir comment pensée, sentiment et intuition peuvent contribuer à la compréhension d’un rêve. Il est plus difficile dans notre culture occidentale de comprendre combien la sensation peut permettre d’approfondir cette compréhension et, surtout, favoriser l’intégration du rêve. Or, l’intuition peut avoir tendance à divaguer, et surtout la pensée peut s’emparer de l’intuition pour lui faire dire n’importe quoi qui vient la justifier ; le corps est le guide le plus sûr que nous ayons pour nous assurer que nous ne nous égarons pas. La méthode dite du Focusing (Eugene T. Gendlin) propose une approche du rêve extraordinairement efficace qui ne s’appuie que sur l’attention aux sensations. Il est ainsi toujours possible d’observer comment les éléments du rêve s’inscrivent dans le corps, et comment ils bougent, évoluent au cours du travail. Il est possible de danser un rêve, d’en reproduire les mouvements. Il est finalement toujours très important de prêter attention à la façon dont notre corps réagit à une interprétation proposée : quand celle-ci est juste, il se produit un petit déclic qui va avec une sensation corporelle de relâchement d’une tension souvent indistincte jusque-là. Voilà que soudain, l’énergie coule et que nous nous sentons tout à coup plus vivants, plus conscients.

Le travail d’un rêve ou d’une image intérieure au travers des quatre fonctions de la conscience met en lumière que la conscience elle-même ne se réduit pas à l’une ou l’autre de ces fonctions et, finalement, nous reconduit au centre, à la cinquième essence. C’est alors que le travail devient proprement méditatif : au centre, il y a simplement un espace dans lequel le rêve se déploie comme une nouvelle expression de notre totalité psychique. Le bénéfice d’avoir parcouru l’intégralité du mandala du rêve est précisément de goûter à chaque fois un sentiment subtil de plénitude qui nous indique que nous avons trouvé un accord avec la totalité de nous-mêmes, que rien n’a été omis. Nous faisons corps avec notre inconscient, notre nature, comme le cavalier avec son cheval, et l’énergie coule librement dans un mouvement entier de l’être.

Ces considérations confèrent une base solide à la démarche que chacun(e) peut entreprendre avec ses propres rêves, sans attendre de trouver un(e) interprète expérimenté(e). J’aime les voir comme formant la base d’une pyramide qui pourrait représenter l’édifice du travail du rêve. C’est une pyramide, car elle tend, en son sommet, vers le ciel tel qu’en parle, par exemple, Mencius, un philosophe chinois du 4ème siècle avant J-C :

Celui qui va au bout de son cœur connait sa nature d’être humain. Celui qui connait ainsi sa propre nature connait alors le ciel.

Pour atteindre ce ciel, je propose volontiers l’image qui voudrait que le travail du rêve soit une fusée. L’interprétation n’est que le premier étage de cette fusée, qui va avec la métaphore du message : selon le Talmud, un rêve non interprété serait comme une lettre qui resterait cachetée sur notre bureau, attendant donc d’être ouverte. En Occident, où nous sommes encore à l’école primaire du rêve et où nous apprenons à le lire, c’est à ce stade que l’on s’arrête le plus souvent. Dans les cultures chamaniques, et Jung faisait de même avec l’imagination active, on revient dans le rêve ou on le prolonge, on l’utilise comme un terrain de jeu et d’apprentissage, ou comme un espace de recréation de notre environnement et de notre identité, de guérison et d’initiation à des dimensions qui nous dépassent. La métaphore qui s’applique à ce second étage de la fusée a été magnifiquement formulée par Robert Moss pour qui le rêve nous rappelle que notre âme a des ailes. Nous pouvons dire aussi qu’étant à ce point un peu plus avancés à l’école du rêve, nous apprenons alors à l’écrire.

Le troisième étage de la fusée est une forme de yoga qui consiste à apprendre à méditer avec et jusque dans le rêve. La métaphore qui soutient cette démarche consiste simplement à dire que le rêve est une voie vers l’éveil : pour s’éveiller, il faut traverser le rêve. Une des prémisses de cette approche est la recherche d’une lucidité onirique, qui consiste à être conscient que l’on rêve pendant qu’on rêve. Il arrive que cette lucidité survienne spontanément mais, en Occident, on s’en sert souvent pour tenter de contrôler le rêve, ce qui est une aberration dangereuse. Le but du yoga du rêve est, à l’inverse de ces tentatives de manipulation, de nous amener à nous interroger sur la nature même de notre existence et nous demander : qui donc rêve ma vie ?

C’est donc à une lucidité dans notre vie de tous les jours et à un renversement complet de perspective que nous sommes par là invités, dont il apparait en conclusion qu’il s’agit moins d’un travail que d’un jeu créateur de sens. Ceci admis, il devient clair que tout l’art réside dans ce que les taoïstes appellent le « non-faire ». Il s’agit finalement d’abandonner l’idée de travailler le rêve pour obtenir quelque résultat que ce soit, pour plutôt se laisser simplement travailler par le rêve. En filigrane, c'est alors l’inconscient qui nous travaille sans trêve, comme un rocher est patiemment sculpté par les vagues de l’océan. Il en ressort toujours quelque chose, souvent dans un éclair de conscience, comme un oiseau qui se dégagerait subitement du roc et s’envolerait, soudain libre, dans l’immensité du ciel.

3 commentaires:

  1. Salut Jean. Si l'on suit la logique du dernier paragraphe on pourrait même se demander pourquoi même se donner la peine d'interpréter un rêve...
    Je me disais d'ailleurs hier soir qu'après une journée au travail et les devoirs du retour à la maison (préparer les repas, faire les leçons et le bain aux enfants, faire la vaisselle et tutti quanti) s'il me reste de l'énergie je n'ai pas souvent le goût de me mettre à l'interprétation d'un rêve. Il y a d'autres activités que la vie propose qui sont autant regénérateurs. Jésus ne disait-il pas que chaque jour suffit sa peine...

    Jung en plus de son génie avait des serviteurs et disposait d'un confort matériel acquis en mariant la deuxième fortune de Suisse. Cela lui laissait donc amplement le temps de s'immerger à fond dans ses préoccupations sans soucis financiers et les tracas du quotidien. D'où, à mon point vue, ce qui explique, en partie, la grandeur de son oeuvre. Cette perspective me fait dire qu'il faut être relativement privilégier pour accéder à cette science. Les patients de Jung était d'ailleurs assez aisées pour se payer ses consultations. Les autres étaient renvoyés au confessionnal de leur paroisse. Cet aspect élitiste de la psychologie jungienne me porte à croire que cela ne peut être suffisant pour faire face au défi grandissant de cette planète qui connait des écarts croissants entre les plus riches et les plus pauvres de plus en plus nombreux. Elle peut changer quelques individus mais malheureusement pas les grandes civilisations.

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  2. Merci Robert pour ces questions fort pertinentes. Si l'on suit jusqu'au bout la logique de mon dernier paragraphe, on ne force rien et on relaxe. Et en effet, à moins qu'un rêve ne nous appelle, ne nous intrigue au point qu'il faut qu'on s'arrête pour le regarder de près, on se laisse simplement travailler par les images. Cela veut dire cependant qu'on y prête attention, qu'on prend au moins le temps de les noter pour les garder en mémoire, et qu'on y revient de temps en temps en demandant: qu'est-ce que tu as à me dire ? On garde la ligne ouverte. Et puis des fois, il y a un rêve qui nous frappe et là, on trouve un moment pour aller le visiter en profondeur, comme on rend visite à un ami...

    Comme tu sais, j'ai moi-même deux enfants et donc je comprends très bien de quoi tu parles. Je suis un amoureux des rêves mais en aucun cas je n'en fais une panacée universelle pour résoudre tous les problèmes de notre belle planète. Je te dirais tant qu'à ça qu'il me parait plus important de méditer, c'est-à-dire de trouver un moment chaque jour pour s'assoir avec soi-même et écouter ce qui bouge en dedans, faire la paix. Parce que cette paix que l'on fait en soit rejaillit sur le monde, et si tous les individus entrent en paix, notre monde sera en paix, ce qui sera un bon début pour régler pas mal d'autres problèmes. Mais cette méditation inclut, en ce qui me concerne, une attention aux rêves et à toutes les images intérieures. Je dis bien "attention", pas nécessairement un "travail" avec un effort pour arriver quelque part...

    Il y a des gens pour qui le travail des rêves est très important, au moins pendant un temps, parce qu'ils ont besoin de reprendre contact avec eux-mêmes. Il y a une souffrance, une division intérieure, un sentiment d'être étranger(e) à sa propre vie; alors là le travail des rêves est particulièrement indiqué car il s'agit d'aller chercher le contact avec les profondeurs de qui on est. Un autre moment où il est important de travailler ses rêves, c'est quand on est dans un passage, un grand changement avec de l'incertitude, et qu'on se demande où on va, on cherche une direction intérieure...

    En effet, Jung bénéficiait de la fortune de sa femme Emma. Il avait tout de même 5 enfants dont il s'occupait plus qu'un bourgeois suisse de son époque ne le faisait habituellement, mais oui, il avait une certaine liberté que nous pouvons lui envier. Par contre, il accueillait des patients qui venaient de partout et de toutes les classes sociales. Et oui, il règne un certain élitisme dans le monde de la psychologie jungienne; tout le monde n'a pas les moyens de se payer une analyse à 100$ la séance. C'est là que je rends hommage à Nicolas Bornemisza, mon mentor en cette matière, car il milite pour une démocratisation de ces outils, et ce blogue est inspiré par cette vision. Il s'agit simplement d'ouvrir la porte à notre vie intérieure, pas de vendre une nouvelle panacée. Avec Robert Moss, je milite pour que nous revenions à une culture du rêve: cela changerait beaucoup de choses si nous écoutions les rêves de nos enfants, les rêves des malades et des patients à l'hôpital, les rêves des personnes âgées, etc...

    Nous sommes la seule culture qui se soit coupée de cette richesse qu'est notre vie intérieure telle qu'elle ressort de nos rêves et de notre imagination. Par contre nous nous gavons de télévision ! Pour ça, on trouve le temps. On peut mettre cela en rapport avec la dévastation écologique dont nous sommes responsables et l'inhumanité avec laquelle nous nous traitons. Alors je suis bien d'accord, le travail du rêve ne règlera pas tous nos problèmes mais par contre il n'y a pas de changement collectif qui n'ait été initié par des individus. Le vrai changement, c'est un individu à la fois... et si il y a une panacée, ou du moins un point de départ pour améliorer ce monde, je crois pour ma part que c'est la conscience !

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  3. Excellent article.
    je suis d'accord à 100%...et j'aime beaucoup cette approche du rêve par les "quatre fonctions" !

    La Licorne
    http://grandsreves.over-blog.com/

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