dimanche 5 janvier 2014

Un rêve bleu

Plusieurs personnes m’ont demandé de donner un exemple détaillé, pas à pas, de travail avec un rêve. En voici donc un, à partir du rêve d’une jeune femme dans la trentaine, avec bien sûr sa permission. Elle l’a intitulé « rêve bleu » dans son journal de rêves, sans savoir clairement pourquoi car le bleu n’y tient qu’une place relative, mais ce titre m’a suggéré un point d’entrée dans le rêve.

La rêveuse est dans la maison de ses parents, dans une petite pièce qu’elle est seule à connaitre et d’où elle regarde dehors par la fenêtre. Elle attend mais elle ne sait pas ce qu’elle attend, ou qui ; elle a la vague impression d’être conviée à une soirée, une fête. Une voiture bleue se gare devant chez elle, un homme très bien habillé en sort. Elle est intriguée : vient-il la chercher ? Il semble très en colère, il vitupère et s’en prend à une vieille dame qui passait par là en promenant son chien. La rêveuse est soulagée de le voir se diriger vers une autre maison. Un adolescent passe en vélo, il la remarque malgré le rideau derrière lequel elle se cache et lui fait un grand sourire avec un geste de la main. Il lui rappelle son petit ami quand elle avait 14 ans. Elle se retrouve soudain sans transition à marcher au bord de la mer avec un homme dont elle ne voit pas le visage. Dans le sable de la plage, il y a des morceaux de verre polis par la mer, elle en ramasse de plusieurs couleurs et s’amuse à regarder le soleil au travers de ceux-ci. 

La rêveuse est très intriguée par ce rêve, en particulier par cet homme inconnu qui marche avec elle au bord de la mer. D’emblée, elle me laisse savoir qu’elle est célibataire depuis plusieurs années et que cela la préoccupe beaucoup : elle se demande si elle trouvera un compagnon avec qui mener son projet d’avoir plusieurs enfants. Son intuition lui dit que ce rêve annonce une rencontre, elle a envie d’y voir un rêve prémonitoire et pourquoi pas ? Je ne la décourage pas d’une telle idée mais je lui dis simplement mon intuition personnelle qui est que ce rêve annonce un renversement de perspective.

Avant d’entrer dans le jeu des associations, je lui demande s’il s’est passé quelque chose de particulier dans les jours qui ont précédé le rêve. Non, rien de spécial sauf qu’elle a été très déprimée, peut-être même un peu dépressive. Elle n’est pas sortie de chez elle, a annulé des rendez-vous ; elle n’avait d’énergie pour rien. Elle a eu du mal à trouver le sommeil cette nuit-là.

Nous partons ensuite à la chasse aux associations. Il y a beaucoup de symboles.

La maison de ses parents ? C’est la maison de quand elle était petite. Elle lui semblait immense mais c’était une petite maison. Elle s’y sentait bien, en sécurité. Elle avait un peu peur de ce qu’il y avait à l’extérieur. Elle imaginait des monstres, des voleurs et des assassins qui rodaient mais elle était protégée tant qu’elle restait dans la maison.

Une petite pièce qu’elle seule connait ? C’est comme quand on joue à cache-cache. Elle a une super cachette où personne ne pourra la trouver.

Regarder dehors, par la fenêtre ? Elle est en sécurité, elle peut observer sans que personne ne puisse la voir car elle se tient derrière le rideau. La fenêtre, c’est une ouverture. Un peu de lumière entre. La rêveuse part en rire en disant qu’il faudra ouvrir car cela sent un peu le renfermé.

Une voiture bleue ? Nous nous arrêtons surtout sur le bleu. Elle pense à l’expression « avoir les bleus », ou en anglais, le blues. Le bleu c’est pour les filles – ah bon, lui dis-je ? Je croyais que c’était le rose ? Oui mais le bleu est féminin, c’est la couleur symbolique de la réceptivité. Je l’invite à laisser la symbolique de côté pour l’instant. C’est un bleu marial assez étonnant pour une voiture. Elle dit aussi ciel bleu, le bleu de la mer, le bleu c’est ma couleur préférée. C’est une grosse voiture, une voiture qui dit la réussite, l’argent. Elle ressent un malaise, une contraction dans le ventre quand elle pense à cette voiture. Je me dis alors que mon point d’entrée, ce sera sans doute que le rêve parle de son bleu à l’âme, suivant sa première association avec l’expression « avoir les bleus ».

L’homme qui sort de la voiture ? C’est un bel homme, bien habillé, un professionnel avec beaucoup d’assurance. Il lui fait vaguement penser à son ex. À nouveau un malaise, cette fois c’est la gorge qui est serrée. Son ex était-il colérique ? Non pas du tout, il était très doux sauf quand il explosait. À quoi lui font penser les vitupérations de l’homme ? Il est hors de lui, il en veut à la terre entière. Un déclic soudain : c’est parce qu’il croit que personne ne peut le voir, il se lâche, il se défoule. Ah ! J’interroge la rêveuse : lui arrive-t-il de se lâcher ainsi quand personne ne peut la voir ? Oui, cela lui arrive et elle en veut parfois elle aussi à la terre entière.

La vieille dame qui promène son chien ? Elle n’a rien fait, c’est la victime innocente. Elle se fiche des insultes. Elle passe son chemin sans réagir. Elle est toute seule avec son chien. La rêveuse a peur de devenir une vieille femme toute seule avec seulement son chien à qui parler.

Un adolescent qui passe en vélo, la voit malgré le rideau, lui sourit et lui fait signe ? Il est basané, il lui rappelle un garçon qu’elle a beaucoup aimé à 14, 15 ans. Il était péruvien, il avait un accent qui la faisait rêver. Il la faisait rire tout le temps. Elle l’a laissé tomber car elle trouvait qu’il était trop collant, un peu jaloux, et puis il était pauvre ; elle est sortie avec un autre garçon plus âgé qui avait une voiture, lui. Oh ! La rêveuse vient d’associer les voitures avec une idée qui lui vient à l’esprit : ce garçon péruvien, il était amoureux d’elle, très amoureux. Après, elle n’a plus jamais trouvé un garçon aussi gentil…

Le bord de la mer ? Ah ça, c’est les vacances, la relaxation, enfin pouvoir se détendre, profiter de la vie.

Cet homme dont elle ne voit pas le visage ? Il semble doux, bienveillant. Il marche à quelques pas devant elle en silence. Je l’invite à fermer les yeux, se remémorer l’image de l’homme… et je demande comment elle se sent. Calme, curieuse. Il y a de la chaleur dans ses mains, son cou.

Les verres polis par la mer ? « Ce sont mes trésors d’enfant, mes pierres précieuses » – me dit-elle en souriant. « Quand je trouvais des verres polis sur la plage près de chez mes grands-parents, je les gardais dans une boîte secrète car c’était mes bijoux, un trésor dont moi seule connaissait la valeur ». Je fais le lien avec la façon dont elle se cache elle-même au début de rêve dans la petite pièce secrète : serait-elle elle-même un trésor dont elle ne reconnait pas encore la valeur ?

Encore un détail, à quels moments de la journée se déroule le rêve ? La première partie, c’est la fin d’après-midi, la lumière descend. Au bord de la mer, c’est le matin, la fin de la matinée car le soleil est déjà haut. Ah, nous allions oublier d’interroger cela : regarder le soleil au travers des verres polis ? « Oh, c’était un de mes jeux préférés avec mes trésors. J’avais l’impression de boire la lumière du soleil en l’absorbant comme cela, je me faisais l’effet d’être toute lumineuse en dedans. »

Nous avons fait le tour des associations et déjà le climat émotionnel a beaucoup changé : la rêveuse s’est redressée sur sa chaise et un sourire éclaire son visage, ses yeux brillent. Nous discutons rapidement de la dynamique du rêve : elle attend quelque chose sans savoir quoi, il arrive quelque chose qui la dérange et la surprend, et finalement la reconnecte à un passé oublié, et voilà que la situation change sans préavis. Une structure en 3 temps, c’est assez typique d’un rêve décrivant une évolution psychique : une situation de départ, un seuil de transformation et l’aboutissement. Nous relevons enfin l’annonce d’un changement d’ambiance intérieure symbolisé par l’évolution de la lumière, d’une fin d’après-midi à une matinée déjà avancée, d’une fin de cycle à un renouveau. La rêveuse est contente d’entendre qu’elle va arriver « au bord de la mer ».

Nous discutons ensuite des amplifications possibles dans son rêve. Nous ne voyons pas de mythes ou d’histoire collective à laquelle rattacher les éléments de son rêve mais il y a tout de même le thème archétypique de l’attente du Prince Charmant qui ressort. Et plusieurs symboles ont ici une dimension volontiers universelle qu’il faut maintenant examiner pour amplifier ce qui émerge des associations symboliques. Il est à noter qu’en l’absence d’interprète qualifié pour aider à l’amplification, on peut compter sur les associations et les émotions qui leur sont attachées pour faire l’essentiel du travail.

La maison représente volontiers la structure psychique dans laquelle nous sommes. Il est intéressant de relever que les rêves disent par-là que nous ne sommes pas notre structure psychique mais ce qui l’habite, la conscience. Le rêve semble dire qu’elle est encore dans la structure psychique de ses parents, avec en particulier cette peur de ce qu’il pourrait y avoir à l’extérieur. Peur de la vie, des autres, et sans doute aussi des hommes finalement. La rêveuse acquiesce. Elle joue à cache-cache avec la vie ? Elle attend le Prince Charmant ? Elle est au bord des larmes.

Une voiture, c’est volontiers une façon de conduire sa vie. Mettrait-elle trop l’accent sur la réussite professionnelle, l’argent, le paraître ? Cette dynamique s’arrête, comme elle-même quand elle n’a plus d’énergie, et voilà donc qu’elle a « les bleues » et qu’il lui faut prendre le temps de revenir dans sa féminité, de bien ressentir ce qui se passe. À l’intérieur même de cette dynamique, il y a une figure d’homme, un animus (masculin intérieur de la femme) en colère, identifié à la réussite mais qui en veut à la terre entière, et en particulier à cette partie en elle qui a si peur de finir seule avec juste un chien à qui parler.

En regard d’une voiture, un vélo, c’est le véhicule du pauvre, peut-être une certaine simplicité. Sur ce vélo, une autre figure masculine qui s’avère positive, associée à l’amour, à la gentillesse. À un certain exotisme aussi. Elle ne peut pas s’en cacher malgré le rideau derrière lequel elle se dissimule. Il lui fait signe, lui sourit, c’est-à-dire qu’il la fait sortir de son isolement, l’invite à revenir en relation avec l’extérieur.

La mer, c’est bien sûr tout ce qu’elle en a dit – la relaxation, les vacances, la détente – et c’est aussi un symbole typique de l’inconscient dans son immensité naturelle. Cet homme avec qui elle se promène, qui demeure mystérieux quoi qu’il semble être doux et bienveillant, c’est encore vraisemblablement son animus, son masculin intérieur. On pourrait dire aussi que c’est son inconscient, qui l’accompagne en la précédant de quelques pas, et qui revêt la forme d’un partenaire intérieur à découvrir. C’est donc bien à une rencontre que ce rêve semble la convier, mais c’est avec ce « prince charmant » à l’intérieur, sans préjuger des rencontres qu’elle pourra faire dans la « vraie vie ». Il l’invite à une ballade au bord de l’immensité de l’inconscient et de la vie – on pourrait voir là une suggestion invitant à poursuivre le travail intérieur avec l’inconscient, à cheminer avec son partenaire intérieur –, une promenade au cours de laquelle elle redécouvrira des trésors oubliés qui rallumeront sa joie de vivre et lui feront, selon ses mots, se sentir « toute lumineuse en dedans ».

Le message existentiel du rêve semble clair. Il propose un changement de perspective suggérant à la rêveuse de revisiter le passé pour y retrouver l’amour oublié plutôt que de s’inquiéter de l’avenir, et à se tourner vers l’intérieur plutôt que de chercher, pour l’instant, un partenaire à l’extérieur. Elle est invitée aussi à réviser ses standards de réussite et les exigences qu’elle pourrait avoir envers les hommes qui l’approchent, et à voir comment elle-même nourrit une certaine colère, peut-être même selon ses propres mots, une rancœur qui pourrait l’isoler.

Pour conclure le travail, je l’invite à fermer les yeux et à imaginer une suite à ce rêve : et que fait-elle maintenant ? « Oh, c’est facile », me dit-elle – « je me déshabille et je vais nager. Il n’y a personne d’autre que nous sur cette plage alors je me mets toute nue et je plonge, sans hésiter. Je n’aime rien tant que nager nue... » Bien sûr cela s’interprète encore fort bien en termes de vulnérabilité assumée, d’intimité et de sensualité, de plonger dans la vie, mais est-il besoin de le dire ?

« Ah ! Je sais pourquoi c’est un rêve bleu » me dit-elle au moment de me quitter « c’est le bleu de la mer qui m’appelle ». Ses yeux pétillent, elle semble rafraichie. C’est la vertu du travail du rêve et de l’imagination : une plongée dans l’inconscient, cela vous régénère.

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