vendredi 5 avril 2024

Aimer et travailler


Toutes les images qui illustrent cet article, sauf la photo de Freud à son bureau de travail, sont des peintures de Rob Gonsalves, un artiste (1959 - 2017) dont l'oeuvre est toute entière dédiée au Réalisme Magique. Vous pouvez les retrouver sur le site qui lui est dédié : Rob Gonsalves Live.

* * *

Une amie, un peu désorientée par les propos que je tiens dans mon dernier article, m’a écrit pour m’interroger sur différents points qui l’ont travaillée à la suite de la lecture de ce dernier. Nous avons parlé longuement de ce qui la préoccupait là et nous sommes convenus que cela vaudrait la peine que je retranscrive notre conversation car ses questions, et les réponses qui ont émergé de notre dialogue, pourraient intéresser beaucoup de personnes.

Il faut dire pour la présenter que cette amie a mis beaucoup d’espoir dans la thérapie, avec le désir profond de se comprendre et de se libérer de violentes angoisses qui l’entravent dans sa vie quotidienne. Après des années de travail sur soi, elle désespère un peu, m’a-t-elle avoué dans son courriel, de constater qu’elle est toujours aux prises avec les mêmes mécanismes qui la font se fermer dans les situations d’intimité avec un homme alors qu’elle ne désire rien tant, au fond, que de vivre une belle relation amoureuse. C’est ce mot « mécanisme », dont je parle dans mon article, qui l’a interpelée. Elle a l’impression depuis longtemps, justement, d’être pétrie de mécanismes qui lui échappent, et qu’elle a cherché à comprendre. Elle ne cachait pas qu’elle m’en voulait aussi un peu d’attaquer ainsi, avec les mots de Frankl, la psychanalyse car elle avait trouvé dans cette dernière un socle lui permettant d’affronter la vie, un système d’explications qui la satisfaisait et la réconfortait. Elle avait fait une analyse freudienne d’abord, puis jungienne pendant des années, sans que cela règle tous ses problèmes mais cela l’avait bien aidée. Elle s’était formée ensuite en psychologie analytique jungienne, et même si elle n’exerçait pas, elle se considérait elle-même comme une « psychanalyste jungienne ». Ma dénonciation du fait que l’on puisse accoler ces deux mots au mépris de tout ce que Jung en avait dit l’offensait un peu car cela égratignait quelque chose qui tenait à son identité. Mais surtout, elle éprouvait le besoin de m’interroger sur le fond : 

- Je me demande vraiment, Jean, si cela sert à quelque chose, tout ce travail sur soi. J’ai l’impression de tourner en rond. A quoi bon ?

Je connais Hanna (c’est le nom qu’elle a choisi de prendre dans ce récit de notre échange) depuis quelques années mais cela faisait longtemps que nous n’avions pas discuté. Le fait qu’elle parle de désespoir m’a alerté, même si elle le diminuait, ce qui m’a donné à penser qu’il y avait une pudeur dans son « je désespère un peu ». Cela ne lui ressemblait pas car quand je l’ai rencontrée chez des amis communs, elle affichait toujours un optimisme à toute épreuve. J’ai donc pris mon téléphone et je l’ai appelée. Je l’ai d’abord priée de ne pas prendre personnel ce que je disais de la psychanalyse, et elle m’a répondu qu’elle me savait gré d’avoir mentionné Françoise Dolto. Il y a beaucoup de psychanalystes, freudiens ou jungiens, qui sont d’abord dans l’humain, a-t-elle eu besoin de réaffirmer avec un peu de colère, elle en avait rencontré. Je lui ai dit que j’étais d’accord, que j’en avais rencontré moi aussi, et que je cherchais surtout à mettre en lumière en quoi le travail d’accompagnement psycho-spirituel diffère de la psychothérapie telle qu’elle est comprise par beaucoup de gens, en souhaitant n’ouvrir de polémique avec personne. Je lui ai rappelé que mon article s’adressait prioritairement à mes étudiant(e)s en écoute intérieure des rêves, et que je leur dis régulièrement que le travail avec les rêves va au-delà de la psychothérapie, ne s’insère pas nécessairement dans ce modèle, sans rien ôter cependant d’ailleurs à la valeur de la psychothérapie. Disons que le travail avec les rêves et les images intérieures est trans-thérapeutique, ce qui implique qu’il puisse avoir une incidence psychothérapeutique mais ne doit pas être réduit à cette visée. Quant à la psychanalyse freudienne, elle s’intéresse surtout à l’exploration du refoulé infantile, c’est-à-dire de l’ombre personnelle en termes jungiens, avec un modèle qui réduit l’humain à ses pulsions. Au mieux peut-elle être donc considérée comme un sous-ensemble de la psychologie analytique de Jung – on ne peut décemment réduire l’une à l’autre. Hanna pouvait accepter mon point de vue sans se sentir insultée. A partir de là, nous avons pu commencer à descendre dans ce qui la préoccupait vraiment…


Nous avons donc commencé par échanger des nouvelles. C’est toujours très plaisant de discuter avec Hanna. Elle a fait des études brillantes en philosophie et enseigne au Lycée près de chez elle. Elle est connue dans son entourage pour être un bourreau de travail – « cela m’évite de sombrer », m’avait-elle dit à l’époque où nous avons fait connaissance, ce qui contrastait fortement avec son optimisme affiché d’alors. Elle a exploré beaucoup d’approches thérapeutiques, sans arriver à se débarrasser de l’angoisse qui pollue son existence. J’ai eu l’occasion de parfois entendre quelques-uns ses rêves et les interprétations qu’elle en faisait. Elle sait fort bien interpréter les interpréter, sans qu’ils ne lui ai jamais fourni la réponse qu’elle espérait. Cela l’étonnait mais nous avions déjà discuté du fait que les rêves adressent rarement le cœur du problème qui nous intéresse – c’est comme s’ils tournaient autour du pot aux roses et étayaient le psychisme jusqu’à ce que ce fameux pot émerge tout seul. Souvent, ce n’est pas beau, ce qui ressort alors, comme un trou de bombe au centre de l’être, avec encore des traces tangibles d’une vie disparue, comme une poupée désarticulée dans la boue… et l’on comprend alors qu’il y avait toute une sagesse aimante dans le fait de ne pas aller tout droit au cœur de l’insupportable souffrance qui gisait là, de tourner doucement autour.

Hanna m’a dit qu’elle était motivée à me contacter aussi parce qu’elle avait écouté l’interview que j’ai réalisée de mon amie Fleur-Lise Monastesse à propos de son livre Sortir du sillon de l’abus, sous-titré « un chemin d’amour et de respect de soi ». Elle a pleuré en écoutant notre échange sur Youtube. Cela ne lui était pas arrivé depuis des lustres. Hanna a longtemps soupçonné avoir été victime d’un abus sexuel, avec des symptômes caractéristiques comme une incapacité à dire clairement « non » à un homme qui s’approche d’elle, sans jamais en retrouver le clair souvenir. Elle a cependant identifié un ensemble d’abus psychologiques qui ont marqué son enfance, lui donnant le sentiment de ne pas exister en tant que sujet. Elle s’est interrogée aussi en profondeur sur la dimension transgénérationnelle de ses angoisses, avec peu d’informations sur ce que ses ancêtres ont vécu. Cependant, une constellation familiale a ramené à la mémoire l’histoire d’une arrière-grand-mère qui a été violée et a du épouser son violeur. Elle a fait des rituels pour se délivrer de la malédiction pesant sur sa lignée de femmes malheureuses en amour. Il y a quelques années, elle a bifurqué et s’est lancée à corps perdu dans la méditation de pleine conscience, le yoga, et est allée se promener dans des stages de tantra dont elle ressortie assez effrayée. Elle a pris des plantes médecine, fait des voyages chamaniques, etc. Elle se comprend bien, elle voit les mécanismes à l’œuvre. Faisant donc le point sur sa situation existentielle, elle m’a dit en rigolant qu’elle serait capable d’écrire une thèse sur son propre cas mais que cela ne change rien au « désert de sa vie ». Nous sommes d’abord restés avec cette image qui tout à coup venait de surgir : 

- Un désert, vraiment ? Comment est-il, ce désert ? Que ressens-tu quand tu es dans ce désert ?

Un long silence a suivi mes interrogations, comme si je l’avais un peu déstabilisée en questionnant son ressenti. Elle a commencé par essayer d’évacuer l’image :

- Non, ce n’est pas vraiment un désert. Il y a ma mère…

Elle vit dans un village à proximité de la maison familiale où habite sa mère, qu’elle assiste dans ses tâches quotidiennes. Elle dit elle-même avoir d’une certaine façon sacrifié sa carrière, qui aurait pu être universitaire, pour rester auprès de cette mère abandonnée par son mari alors que leur fille unique était au début de l’adolescence. Elle a, avec l’analyse et le temps, scruté dans tous les sens ses complexes maternel et paternel, et n’y a jamais trouvé la délivrance qu’elle cherchait. J’ai évité de la ramener là, dans ce qui semblait une impasse déjà maintes fois visitée, et je l’ai ramenée gentiment à l’image :

- Ferme les yeux, s’il-te-plaît. Imagine… il est comment ce désert ?

Après un moment, elle a répondu d’une voix un peu tremblante :

- C’est un désert de pierres noires. Sous le soleil brûlant. Il n’y a pas d’ombre, pas d’abri. Pas de vie, où alors elle est cachée...

- OK, et tu te sens comment, dans ce désert ?

Sa voix s’est étranglée :

- Complètement perdue. J’ai soif, je n’en peux plus...

Elle a pleuré un peu, et nous sommes convenus que c’était bon que les larmes coulent, un peu comme si de l’eau venait irriguer un peu ce désert. Je n’ai pas insisté. Quelque chose avait bougé avec cette image, l’expression du ressenti, mais ce n’était pas le temps d’en parler plus que ça. Et puis elle m’a ramené à la question brûlante qui ressortait donc de son courriel : c’est quoi, finalement, le but du travail sur soi ? S’agit-il simplement d’accepter son sort, de faire la paix avec sa destinée, puisqu’elle semblait ne rien pouvoir y changer ? Faisant les questions et les réponses, elle a risqué un gros mot : « l’Éveil ». C’était, m’a-t-elle dit encore, son « lot de consolation » – si elle ne pouvait pas être heureuse dans cette vie, ce qui impliquait pour elle d’être avec un homme, dans une relation détendue et heureuse, alors au moins s’éveillerait-elle ! C’était son vœu le plus cher, auquel elle consacrait beaucoup d’énergie, de temps et d’argent. Elle voulait avoir mon avis, car elle savait que le sujet m’intéresse beaucoup. 


Avant d’aller plus loin dans la discussion, nous nous sommes arrêtés un instant sur le fait que je ne suis pas son thérapeute et que je n’avais l’intention de le devenir, et que je ne me prends pas pour un enseignant spirituel. Je suis simplement un chercheur avec la manie d’écrire, le stylo qui me démange... c’est-à-dire qu’il m’intéresse de partager, parce que ma recherche est nourrie en retour par ces partages. Puis je ne lui ai pas caché que je faisais la moue quand elle me parlait d’Éveil. Ce n’était pas que je ne croyais pas à la possibilité d’un éveil de conscience, bien au contraire. Mon enseignant spirituel, Richard Moss, a vécu un tel éveil dont il parle dans son livre le Papillon noir, et il l’incarne fort bien à mes yeux. Hanna et moi avions déjà eu l’occasion de discuter du fait que la métaphore de l’éveil invite à la prise de conscience de ce que nous vivons dans un état pour ainsi dire hypnotique. Nous dormons, et nous rêvons, et nous avons besoin de sortir de nos rêves pour arriver enfin dans une conscience nue de la réalité. C’est pour cela que le rêve m’intéresse. Non pas seulement le rêve nocturne, mais le rêve qui nous prend les yeux quand nous approchons les choses et les êtres au travers de nos projections...

Mais s’il y a donc bien une chose que la fréquentation de Richard Moss m’a appris, c’est que l’éveil, avec ou sans E majuscule, ne saurait être un but, un projet, un futur. C’est absolument contradictoire car si l’éveil se produit, c’est dans le présent, maintenant. Le simple fait de vouloir l’éveil, de se faire une idée de ce que cela est, de s’accrocher à ce futur… nous sort du moment présent, le seul « lieu » où l’éveil peut advenir. Et surtout, l’éveil ne saurait être « un lot de consolation ». A ce point de notre conversation, Hanna était franchement irritée. Elle savait tout cela, m’a-t-elle dit. « Et puis quoi ? » C’était un lot de consolation parce qu’elle ne pouvait se départir de son désir d’être avec un homme. Mais la plupart des hommes qu’elle avait rencontrés jusque maintenant lui donnaient juste envie de fuir à toutes jambes. Ils étaient arrogants, s’imposaient. Elle était donc prise entre ces deux. J’ai cherché à la ramener au contact de son ressenti. Que se passait-il donc quand elle était avec un homme ? C’était simple, facile à expliquer. Si un homme s’intéressait à elle, elle n’existait plus. « Je ne suis plus là », m’a-t-elle dit. L’homme prend toute la place. Et là où cela se complique, m’a-t-elle expliqué, c’est que même quand elle est amoureuse, elle se glace et se ferme quand l’heureux élu l’approche dans l’intimité. Et cependant, elle ne peut pas dire « non », même quand à l’inverse, l’homme ne lui inspire aucun désir. Alors, elle est toute emmêlée car, quelque soit l’homme, s’il va au bout de son propre désir, elle a le sentiment d’une intrusion, d’un viol qui lui inspire du dégoût et l’amène à le rejeter. Elle entre, m’a-t-elle dit, « en résistance » dès qu’elle est en situation d’intimité physique, et même relationnelle. Elle résiste, ou plutôt quelque chose résiste en elle. C’est un mécanisme sur lequel elle n’a aucun contrôle conscient. Du coup, elle ne sait pas si elle a jamais aimé un homme. Elle se demande si elle est capable d’aimer…


J’étais bien embêté. Des histoires comme celle-ci, on en entend souvent quand on écoute les personnes en souffrance et bien sûr, cela fait penser aux dommages consécutifs à des abus qui ont blessé l’intégrité. Ces personnes, surtout des femmes – mais 85% des abus sexuels sont subis par des filles et des femmes – se caractérisent souvent volontiers elles-mêmes comme des « mendiantes de l’amour », juste capables de récupérer des miettes. Elle paye un prix très lourd pour être aimées. Elles acceptent des comportements qui blessent encore leur intégrité, ou alors, elles endurent le dégoût dont parlait mon amie, parce que cela vaut mieux que d’être seule. Hanna avait fait cela aussi, pendant 15 ans avec un compagnon qui l’avait quittée au motif qu’elle était « frigide ». Je raconte tous ces détails parce qu’elle m’y a invité avec une certaine colère dans la voix : elle était convaincue qu’elle n’était pas seule, que cela concernait beaucoup d’autres femmes. Il fallait que cela se sache, que l’on mette des mots sur cette souffrance consécutive, très certainement, à des abus. « Mais alors on fait quoi ? », m’a-t-elle encore demandé.

Je ne sais pas.

Il y a d’excellent(e)s thérapeutes qui peuvent aider à sortir de cet enfer, mais elle ne me demandait pas d’ouvrir mon carnet d’adresses. C’eut été l’envoyer promener...

Pour ma part, au cœur de l’accompagnement psycho-spirituel que je propose, il y a cette conviction qu’il y a, tout au fond de la blessure, une part toujours intacte, inaltérable, inviolée, et que c’est en elle qu’il faut mettre sa confiance. Dès lors, ce ne sont pas tellement « les problèmes », les symptômes, qui m’intéressent mais ce qui va bien, où la vie coule. Pour Hanna, c’était facile encore à identifier : la nature, son jardin, les animaux. Curieusement, elle avait fait une expérience désagréable récemment sur ce plan là : un chien qu’elle nourrissait l’avait mordue et il avait fallu l’euthanasier, ce qui lui avait fendu le cœur. Nous avons discuté un moment du fait que parfois, il faut que cela aille plus mal pour que cela aille mieux. J’avais, à une certaine époque, une thérapeute qui, une fois qu’on lui avait exposé notre problématique, s’intéressait à ce qui allait bien dans notre vie pour le démolir. C’est-à-dire pour faire ressortir ce qu’il y a de compensatoire dans nos mécanismes d’adaptation. C’était dur, presque violent comme approche thérapeutique – pas du tout mon style – mais il fallait démanteler les mécanismes compensatoires pour que la blessure ressorte en pleine lumière. Hanna comprenait cela très bien, avait exploré ce point à fond pendant ses années d’analyse : quand on a été blessé(e), on développe des stratégies d’adaptation pour survivre. Cependant ces stratégies sont compensatoires, c’est-à-dire qu’elles ne règlent rien – elles répondent simplement au déséquilibre induit par la blessure. En fait, elles maintiennent le couvercle sur la blessure. On paraît très fort(e), en contrôle de la situation. Cela cache la blessure et l’empêche de respirer. Hanna a rigolé sur le fait que sa principale stratégie d’adaptation avait été d’être une étudiante brillante, qu’on admirait. Elle avait décidé d’en sortir quand elle avait choisi de venir s’enterrer dans un trou en province. A l’époque, cela allait avec le projet de vivre près de sa mère avec son compagnon, qui venait de la même région, et là, cela avait été le huis-clos avec le-dit compagnon. La blessure était ressortie, brûlante.

Nous sommes tombés d’accord sur le fait que son amour des animaux pouvait avoir quelque chose de compensatoire de sa difficulté à entrer en relation d’intimité avec les humains. Elle était à l’aise aussi avec les enfants, les adolescents. C’était comme s’ils n’avaient pas été encore abîmés. Nous sommes restés un moment avec cette expression : qu’est-ce que cela lui inspirait, de penser que les gens étaient abîmés ? De la tristesse, beaucoup de tristesse. Et elle, était-elle abîmée ? Oui. Qu’est-ce que cette pensée lui donnait à ressentir ? De la colère. D’où venait cette colère ? D’où avait-elle conscience de ce qu’il avait quelque chose d’abîmée en elle ? Après un silence, elle m’a dit que la conscience, et la colère, venaient de cette partie en elle qui n’était pas abîmée, qu’elle reconnaissait chez les animaux et les enfants. Cette partie spontanée qui avait envie de vivre sans entrave. J’ai proposé d’envisager que cette partie intacte, c’était sa véritable nature, la nature en elle, et que c’était aussi de là que venaient les rêves – on était là dans la vulgate de la psychologie jungienne, qui considère l’inconscient comme recelant notre véritable nature, la nature en nous. Elle était bien d’accord avec moi. J’ai ajouté l’idée que c’était aussi de cet endroit que venait son désir d’aimer, mais aussi son besoin de se protéger dans l’intimité, et finalement ce désir de liberté qu’elle appelle l’Éveil. Cela l’a troublée que je puisse mettre sur le même plan son désir de relation d’amour, son incapacité à s’ouvrir dans l’intimité, son aspiration à l’Éveil…


Mais elle avait capté le principal, à savoir que je venais de lui suggérer que son incapacité à s’ouvrir dans l’intimité, sa « résistance » comme elle l’appelait, venait du besoin de se protéger, de protéger quelque chose. Nous étions arrivés, lui ai-je fait remarquer, sur le point qui l’intéressait à propos des mécanismes. Ah bon ? Elle était surprise, ne voyait pas le lien. Je lui ai proposé alors que nous repartions du simple fait d’expérience que, là où il y a mécanisme dans notre psyché, c’est qu’il y a de l’inconscient, quelque chose d’inconscient. Jusque là, tout allait bien. Dès lors, déjà, on pouvait dire que là où il y avait de la conscience, il n’y avait justement plus de mécanisme, plus d’automatisme, mais du ressenti, un choix, une possibilité de création très différente de la simple « réaction ». D’accord avec ça. Nous avons failli partir dans une digression sur le grand et profond mystère de la nature de la conscience mais je l’ai ramenée à son mécanisme de fermeture dans l’intimité. Je lui ai proposé de considérer l’idée que ce réflexe pourrait avoir un sens, exprimer quelque chose. « Oui, m’a-t-elle dit comme si elle avait fait le tour de la question, c’est la mémoire de l’abus ». Du coup, je l’ai invitée à considérer qu’autant l’abus est dans le passé, autant la mémoire est dans le présent. Et que fait donc la mémoire ? Elle active un mécanisme de protection. Pourquoi ? Parce qu’il y a quelque chose à protéger. 

On appelle ça une vulnérabilité. Elle comprenait bien ce que je voulais dire là. Ce mot « vulnérabilité » est très à la mode dans les milieux s’intéressant à la psychothérapie mais on n’en tire pas nécessairement les conséquences. C’est comme quand on parle à tous bouts de champ du « féminin », qui nous renvoie à la sensibilité et à cette sacrée (je pèse mes mots) vulnérabilité, à l’inverse de son pote le masculin qui est bien souvent à l’honneur avec son besoin de comprendre, de maîtriser, de solutionner. J’ai ajouté que j’ai pour ma part banni le mot « résistance » de mon vocabulaire, pour lui substituer le mot « protection ». Quand un thérapeute parle de résistance, il induit un bras-de-fer, un rapport de force dans lequel on (le thérapeute) va triompher tôt ou tard en montrant que ce réflexe infantile n’avait pas lieu d’être. Alors que si l’on entend qu’il y a un mécanisme de protection – un gardien, comme le dénomme joliment Issa Padovani – on lui redonne ses lettres de noblesse, et surtout un sens. Mais alors on fait quoi ? Et bien il va falloir assumer la vulnérabilité, et la prendre en charge consciemment, ce qui permettra au gardien de prendre (enfin) des vacances. Mais comment on fait cela ? Il n’y a qu’une voie : il va falloir aller ressentir consciemment la vulnérabilité, et pour commencer, l’angoisse qui signale qu’on est en terrain miné, et au lieu de la fuir, de vouloir s’en débarrasser à tous prix, l’écouter… 

La vivre, la ressentir pleinement, entièrement.

- Mais ça fait mal, a-t-elle dit. Ça fait peur…

Oui. Mais peut-être peut-on éviter d’avoir peur de la peur. Approcher la peur, la vulnérabilité, avec curiosité. Qu’est-ce qu’il y a, là ? Et puis on ne peut pas éviter de souffrir. Jung disait même que ce dont nous avons besoin, c’est d’apprendre à souffrir consciemment. J’ai cité de mémoire :

« L’homme doit gérer le problème de la souffrance. L’oriental cherche à supprimer la souffrance en s’en débarrassant. L’homme occidental essaie de supprimer la souffrance par la drogue. Mais la souffrance doit être surmontée et la seule façon de la surmonter est de l’endurer. »

Elle connaissait l’idée mais n’en avait pas tiré de conséquences pratiques pour elle-même. Comment faire ? « Et bien la prochaine fois que tu seras en situation d’intimité, tu auras une occasion en or », lui ai-je proposé. « Et sans attendre même ce moment, il suffit de revenir en imagination au contact de ce dégoût que tu disais ressentir quand un homme s’approche dans l’intimité. » La force de l’imagination, c’est que le cerveau ne distingue pas entre les différents niveaux de réalité : que cela se passe sur le plan physique ou non, cela a toujours une réalité psychique et c’est celle-ci qui nous fait ressentir des émotions, et des sensations dans le corps. L’imagination active, l’hypnose, sont des voies royales pour accéder à ces ressentis et entendre ce qu’ils cherchent à nous dire…


- Mais alors, c’est de la psychothérapie, ce que tu proposes ! Il vaut mieux faire cela dans un cadre thérapeutique, avec un thérapeute expérimenté… – a-t-elle interjeté, encore un peu outrée que j’ai mis en question ce bon vieux cadre.

Oui, et pas seulement. On est d’accord, lui ai-je répondu : il faut un cadre. Et pas seulement un cadre psychothérapeutique mais surtout un cadre éthique, et un cadre symbolique pour contenir l’inconscient. Et puis il faut des concepts, un modèle pour comprendre ce qui se passe. Et même plusieurs modèles, puisqu’ils sont tous limités. Il faut des techniques, des méthodes, des trucs efficaces. Mais il ne faut pas rester enfermé dans le cadre, les concepts, les techniques. La vie déborde de la psychothérapie. L’humain ne tient pas dans le cadre. Les modèles conceptuels ne sont valables que si on en est libres, qu’on en connaît les limites. Les techniques, c’est bien, à condition d’être capables de s’en passer, parce qu’au fond, c’est de relation vraie dont il est question. J’ai cité mon amie Fleur-Lise : « ce qui a été blessé dans le lien est guéri dans le lien ». C’est bien qu’il y ait un cadre pour sécuriser la relation, mais le thérapeute ne doit pas être dupe : dans le fond, ce qui guérit, si guérison il y a… c’est la relation, pas le cadre, ni les théories, les méthodes, les outils et les techniques. D’ailleurs, ce que je dis là est impropre : ce n’est pas "ce" qui guérit… c’est ce qui aide la personne à faire elle-même le chemin de sa propre guérison. Restituons-lui son pouvoir de sujet qui guérit. Avec notre support, éventuellement. Et ce sur quoi elle s’appuie, c’est sur la relation, et sur notre présence, notre être. Jung le disait à Robert Johnson : « rappelez-vous, ce qui guérit, ce n’est pas ce que vous savez, ce que vous dîtes, ce que vous faîtes, c’est ce que vous êtes. » Et si j’ai donc attaqué la psychanalyse dans mon article, c’est parce que c’est une théorie totalisante qui prétend définir le fait humain, le réduire à un système d’explication. Au fond, ce n’est pas tellement la théorie à laquelle on adhère, sur laquelle on s’appuie, qui importe – elles ont toutes leur valeur. C’est la façon dont on les utilise. Est-ce qu’on a une pensée ouverte ou fermée ? De même avec les outils. Le Yi Jing nous dit que le bon outil dans les mains du mauvais homme produira de mauvais résultats. Et j’ai cité encore à l’appui de mes dires ce cher Irvin Yalom, auquel je savais qu’elle voue une admiration sans limite : 

« la thérapie ne doit pas être conduite par la théorie mais par la relation. » 

Elle comprenait bien, m’a-t-elle dit, ce que je disais là. Au fond, ai-je ajouté, il faut une conjonction des contraires : un cadre, des concepts pour pouvoir parler, des outils pour pouvoir agir… et une entière liberté vis-à-vis de ceux-ci.

- Au fond, tu es toujours un foutu anarchiste… a-t-elle rigolé.

Nous avons rigolé ensemble. « Oui, plus que jamais. » Nous avions une référence commune sur ce point, dont nous avons discuté quelques instants quand cela lui est revenu : Contre la méthode, de Paul Feyerabend - une vraie petite bombe intellectuelle pour scientifiques à l’esprit en manque d’ouverture sur l’immensité de l’espace. Nous sommes donc tombés d’accord que les outils de la psychothérapie, les concepts et les techniques, entre de bonnes mains, pouvaient être d’une grande aide, en particulier pour défaire ces mécanismes qui empoisonnent la vie. Mais qu’au fond, de même que la philosophie gagnait à être ramenée à ses origines d’amour de la sagesse, la psychothérapie réclamait d’être dépassée dans le soin de l’âme. Et nous voilà donc, avons-nous rigolé encore, avec un ovni entre les mains, cette notion d’âme… qui appelle à dépasser tous les réductionnismes, psychologiques, théologiques, etc. Hanna, qui ne perd pas le Nord quand elle a une idée en tête, est alors revenue avec sa question :

- Mais cela sert à quoi alors, ce travail ? A quoi bon ?


D’abord, cela doit-il « servir à quelque chose », lui ai-je rétorqué ? Il faut peut-être que nous sortions de la dictature du bien-être, la fameuse happycratie, qui est surtout un argument commercial pour thérapeutes en mal de marketing. Puis j’ai pris un détour en lui racontant une histoire, un « mythe personnel » qu’une analysante m’avait récemment partagé – il se trouvait que j’avais justement demandé la veille à cette dernière si je pourrais parler de son mythe à mes étudiant(e)s ou dans un article, et elle m’avait donné cette permission. Voici l’histoire :

C’est l’histoire d’une petite fourmi qui travaillait très fort, tellement fort qu’elle ne voyait rien de ce qui se passait autour d’elle. Elle ne goûtait pas au fruit de son travail, et se sentait très seule. Elle portait un lourd fardeau, le poids de l’existence. Un jour, elle croisa le chemin d’une guêpe qui avait faim et qui repéra la petite fourmi qui ne prêtait pas attention à ce qui se passait autour d’elle, et qui était un peu isolée. La guêpe a attendu le moment propice pour attaquer et planter son dard dans la poitrine de la fourmi. Celle-ci s’est retrouvée immobilisée et a commencé à sentir la vie qui s’enfuyait, en même temps que le sang coulait de sa blessure. Elle n’avait pas envie de retenir cette vie, à quoi bon la vivre ? Cependant, elle a ouvert une dernière fois les yeux. Et là, elle a contemplé un spectacle extraordinaire. Elle a vu la lumière qui passait au travers des ailes d’un papillon. Cela a été un moment magique. Le papillon était libre, majestueux, et le voir a été comme « un second coup de couteau » (les mots même de mon analysante) pour la petite fourmi mourante : elle n’avait jamais ouvert les yeux sur la beauté du monde, de la vie. Dans un dernier sursaut, un élan de vie, elle a crié « non » et elle a coupé les pattes de la guêpe avec ses mandibules, puis elle a trouvé la force de se traîner jusqu’à l’entrée de la fourmilière. Là, elle a été prise en charge par les autres fourmis qui l’ont soignée. Elle a découvert ce jour-là qu’elle n’était pas seule, qu’elle faisait partie d’une communauté. Quand elle a été guérie, qu’elle a pu enfin se déplacer toute seule, elle est allée dans un endroit très beau, baigné de rosée et de lumière, et elle y a enterré son fardeau.

Un long silence a suivi le récit de cette histoire, assez long pour que je demande « Hanna, tu es encore là ? ». Dans sa voix quand elle m’a répondu, il y avait de l’émotion, des larmes. Elle a bafouillé un peu et m’a demandé ce qu’est un mythe personnel. Cela vient d’un travail de mythologisation de la blessure que proposait Paule Lebrun dans l’atelier introductif à la formation Ho Rites de Passage, comme une façon de passer de la petite histoire à la grande histoire. Je l’ai fait à plusieurs reprises et j’ai accompagné des personnes dans l’exploration de leurs mythes personnels, qui sont comme de grands rêves que l’on peut entendre symboliquement. La proposition de Paule était très simple : dans un binôme, on raconte à une personne un événement de notre vie et on est guidé par quelques questions pour évaluer les conséquences de cet événement dans notre vie. Puis on élabore une histoire que l’on raconte sans trop la préméditer. En fait, à partir d’un personnage qui nous vient à l’esprit et d’une trame avec laquelle on part, l’histoire nous vient, nous traverse. C’est comme un rêve qui prend forme dans l’imagination et permet de passer du plan personnel, aussi appelé le plan du « c’est moi » dans la psychologie sacrée de Jean Houston dont s’inspirait Paule, au plan du « nous sommes ». Et la magie de ce travail, c’est qu’il ressort non seulement une dimension symbolique de l’histoire qui connecte à l’inconscient sans qu’on y pense – on ne sait littéralement pas ce qu’on dit – mais aussi, qu’on touche au fait que ce qui nous est arrivé a aussi une dimension collective, ou pourrait-on dire archétypale – qui appartient à toute l’humanité. Et comme la petite fourmi de l’histoire, on revient ainsi psychiquement dans la communauté…


Hanna m’a demandé de remercier l’analysante d’avoir permis ce partage car en effet, elle se reconnaissait dans l’histoire. Elle pouvait identifier plusieurs moments où le dard de la guêpe lui avait percé le cœur, l’obligeant à ouvrir les yeux. Nous avons discuté un moment de la dimension initiatique de cette histoire : il fallait que la fourmi passe par la mort, le contact de la mort, pour s’ouvrir à la vie. C’était cela, l’éveil, d’ouvrir les yeux sur la beauté du monde. Nous sommes convenus qu’il valait mieux que nous évitions de commencer à disséquer l’histoire sur le plan symbolique – je savais Hanna tout à fait capable de faire tous les liens utiles, et cette réserve m’a donné à sourire : tiens, elle sortait du besoin de tout analyser. Je le lui ai fait remarquer et elle a acquiescé. Cela ne servait à rien de mettre du mental dans une histoire qui parle au cœur, et sa difficulté existentielle, a-t-elle ajouté, tenait peut-être au fait de vouloir tout comprendre, maîtriser et contrôler par le mental. Nous avons ri ensemble du fait que ce pourrait bien être une stratégie compensatoire, cela, de vouloir tout comprendre, tout maîtriser. Je lui ai rappelé que ce que je dénonçais dans le réductionnisme de la psychanalyse et de toutes les théories érigées en dogmes, c’était justement la volonté de puissance qui anime la dogmatique. Elle comprenait. Alors, je suis allé un cran plus loin. 

Elle m’avait dit s’intéresser particulièrement au christianisme ces derniers temps, comme dans un retour interrogatif à la foi de ses ancêtres. Rebondissant sur cela, je lui ai suggéré de lire Aimez à l’infini, un très beau livre de Denis Marquet où il détaille ce qu’il croit comprendre de la philosophie du Christ. Il explique dans ce livre que le but du travail avec Soi – et j’attirais en le disant son attention que ce n’était plus du travail sur soi, pour se changer, se corriger… mais du travail existentiel avec Soi, avec une majuscule s’il-vous-plaît – n’est autre que de démanteler tous nos systèmes de défense qui nous empêchent d’aimer et de vivre au contact de la vérité vivante de la vie. Je l’ai ramenée ainsi à ce que nous disions auparavant : il s’agit donc d’aller explorer avec curiosité, douceur et bienveillance, chacune de nos « résistances » à la vie pour déceler la sensibilité et la vulnérabilité qui se cache sous une protection inconsciente, qui nous fait nous rétracter, être agressif, etc. Ce n’est pas facile, bien sûr, car cela réveille les blessures mais alors on y met le baume de la conscience au lieu de les couvrir de l’emplâtre du mental, de l’explication. Il s’agit s’oser aller ressentir dans toutes ses parties l’être vibrant que nous sommes. En termes jungiens,  il s’agit d’opérer un retrait des projections, c’est-à-dire de s’éveiller de tous les rêves que nous rêvons les yeux ouverts et qui nous coupent de la réalité nue. C’est encore le travail du rêve, le travail avec les rêves, qui ne se limite pas aux rêves nocturnes. Un travail de conscience, une méditation au sens noble...

Nous avons des occasions tous les jours, à chaque fois que nous nous sentons en conflit, inconfortables, aux prises avec un mécanisme inconscient, d’aller voir, par le ressenti et les images intérieures, ce qui est là… et de défaire la carapace des défenses dans lesquelles nous nous sommes enfermé(e)s. Bien sûr, cela ne s’improvise pas. Il faut pratiquer l’écoute silencieuse, respirer, mais en même temps, c’est entièrement naturel comme chemin et n’a besoin que d’un minimum de théorie. La question clé est toujours : « qu’est-ce que je sens là ? ». C’est une question à poser dans le corps, au corps, pas à la tête qui va proposer des histoires, des explications. 

Je lui ai proposé d’envisager à partir de là que chacun de nos conflits indique qu’il y a là un archétype qui cherche à nous rencontrer, et nous offre donc une opportunité de conscience. J’ai pris pour exemple mon fameux anarchisme, qui m’a dressé contre l’autorité depuis l’enfance. Je réagissais en particulier aux cravates comme un chien aux uniformes, en aboyant. Jusqu’à ce que j’explore plus en profondeur ce qu’il y avait là. Et je me suis rendu compte que j’avais une sensibilité aiguë à l’autorité mal placée que je pouvais repérer parce que j’avais une image intérieure de l’autorité juste qui cherchait à devenir consciente. Bref, j’avais depuis toujours, au-delà de mes démêlés avec mon complexe paternel qui portait la cravate, l’occasion de rencontrer l’archétype du Roi en moi. Cela ne me faisait pas me prendre pour un King mais je n’étais plus obligé non plus de m’enferrer dans une opposition stérile à des moulins à vent – mon amour de la liberté s’en était encore approfondi, et mon anarchisme s’était aiguisé jusqu’à devenir tranchant comme une lame de rasoir…

Freud à Londres en 1938

Elle comprenait fort bien ce que je lui disais là. Elle m’a dit alors qu’elle pensait en fait depuis quelques temps qu’elle n’avait plus besoin de thérapie et que je lui en apportais la confirmation. Elle a encore demandé ce que l’on pouvait espérer voir ressortir de ce travail avec Soi. Je l’ai alors surprise en lui rappelant le but que proposait Freud : travailler et aimer. Elle a sursauté de ce que je puisse invoquer Freud après avoir démoli sa psychanalyse mais je lui ai dit que je ne suis pas rancunier et que je peux reconnaître aussi la valeur du travail du vieux Sigmund. Et puis nous nous sommes attardés sur sa proposition : être capable de travailler, de produire, de créer, de contribuer… et d’aimer, de voir la beauté du monde, de la vie. C’est bien suffisant comme tâche existentielle. Pas besoin de sauver le monde ni même de prétendre se réparer. Elle a répondu tristement :

- Travailler, ça je sais. Je sais trop bien. Comme la fourmi… mais aimer, je ne sais pas.

- Tu as oublié, parce que c’est naturel d’aimer. Mais cela s’apprend aussi... et tu peux apprendre, c’est un exercice de conscience. Cependant, tu ne peux apprendre qu’en commençant par toi-même, sinon ce n’est pas de l’amour. Aller dans ton ressenti, l’écouter en profondeur sans chercher à le changer, c’est t’aimer…

Nous sommes convenus qu’elle avait une autoroute ouverte devant elle à simplement écouter ce qui se passait en elle quand elle éprouvait de l’angoisse, sans chercher à la repousser au loin ou la calmer. En entrant en relation avec elle. Je lui ai suggéré d’essayer de lui faire prendre forme d’une image, de parler avec elle. « Mais qu’est-ce que je fais avec les images qui me viennent ? » – a-t-elle encore demandé. Les images ont une logique interne, il suffit de la suivre. Je lui ai proposé un exemple :

- On fait quoi avec un désert ?

Elle n’a pas hésité une seconde :

- On le traverse !...


Je n’ai pas cherché à élaborer autour de ce qu’il pourrait y avoir de l’autre côté du désert. J’ai simplement dit que cette aventure implique donc d’assumer la solitude existentielle qui est inévitable, même quand on est en couple, et que pour traverser le désert, il fallait ménager ses forces, y aller avec douceur, en faisant des provisions d’eau. Elle a rigolé. Cette fois, son rire était clair. Elle a dit qu’elle aimait la solitude, que c’était son trésor et qu’elle avait peur par-dessus tout de se perdre dans une relation, c’est-à-dire de perdre sa solitude, son contact intime avec elle-même. J’ai plaisanté : 

- Alors, cette traversée du désert, elle est volontaire dans le fond ? Elle a un sens ?

Elle n’a rien dit. Puis elle a ajouté d’elle-même qu’elle aurait certainement aussi des occasions d’observer ce qui se passe avec cette solitude dans l’intimité avec un homme. D’ailleurs, elle avait rencontré quelqu’un récemment, qui était probablement aussi blessé qu’elle. Il l’attendrissait car elle voyait qu’il avait peur lui aussi d’entrer dans la relation. Elle a conclu notre échange en disant qu’elle saurait peut-être aimer sa propre blessure à elle en aimant la blessure de l’autre, en la reconnaissant en miroir. Je lui ai proposé qu’on se trouve une autre occasion pour parler de la loi du miroir, qui fait que l’on voit en l’autre ce qu’on a besoin de voir en soi. Toujours ce jeu des projections. Elle était d’accord. « Il y aurait tellement de choses à dire autour de tout cela... », a-t-elle soupiré. Et nous avons fini la discussion sur le fait qu’elle trouverait intéressant que je partage dans un autre article ce qui en ressortait. Je lui ai dit qu’alors, si elle le voulait bien, je ferai le récit de notre dialogue car ce serait plus vivant qu’un exposé théorique. Elle voulait bien, à condition que je l’appelle « Hanna »…

- Pourquoi Hanna ?

- Parce que c’est le nom de la porte-parole des Anges dans les Dialogues avec l’Ange que tu cites régulièrement dans tes écrits !

Ah ! J’aurais dû m’en douter car je savais bien que mon amie était une mystique dans l’âme. Peut-être même était-elle elle-même un Ange qui m’avait questionné sans merci pour que j’aille un peu au fond de mon sujet… me suis-je dit en raccrochant.

mardi 12 mars 2024

Le piège de la technique


ABSTRACT : Au travers de l’analyse des points de convergence entre les approches de l’inconscient développées par Viktor Frankl et Carl Jung, nous mettrons ici en évidence combien il peut être indécent de faire de la psychologie analytique de Jung une "psychanalyse", fut-elle pimentée par des archétypes. Comme le faisait remarquer Michel Cazenave, « ce n’est pas par simple coquetterie d’auteur » que Jung s’est refusé pendant des dizaines d’années à employer ce terme de psychanalyse mais bien parce qu’y disparaissait l’originalité de sa recherche et de sa pensée. C’est cependant en constatant justement les limites de cette approche technicienne de la psyché, pur produit du réductionnisme qui a marqué le début du XXème siècle, que nous ferons ressortir, grâce aux lumières apportées par l’analyse existentielle de Frankl, la nature spirituelle de l’inconscient. Mais admettons que se placer sous le parapluie de la psychanalyse ne soit pour nombre de jungiens qu’une question de vocabulaire et une façon de s’adapter à la doxa dominante tout en préservant la nature vivante de la relation au symbole. Au-delà de la discussion sémantique et théorique, il s’agit ici de montrer comment le travail avec ce fameux inconscient, et en particulier les rêves, ne saurait se réduire à une technique...

Cet article s'inscrit dans la série de mes études sur l'accompagnement psycho-spirituel, à l'usage en particulier des étudiant.e.s en Ecoute Intérieure des Rêves, et de toute personne intéressée par le sujet du travail avec les rêves, l'imagination créatrice, l'inconscient, etc.

J’ai lu récemment un petit livre passionnant intitulé Le dieu inconscient, de Viktor Frankl, le fondateur de l’analyse existentielle et de la logothérapie. L’apport de Frankl au champ de la psychothérapie est indéniable. Son histoire personnelle est l’exemple même de ce qu’il est convenu désormais d’appeler une résilience inspirante. Dès l’âge de 15 ans, il a correspondu avec Sigmund Freud dont il est devenu un des élèves. Jeune médecin psychiatre, il a dirigé le pavillon des femmes suicidaires de l’hôpital psychiatrique de Vienne et il a refusé d’exécuter les ordres donnés par les nazis d’euthanasier les malades. Il a été envoyé à Auschwitz puis en camp de travail, où il a constaté que c’était l’ancrage dans une vie intérieure, et non la force physique, qui permettait de survivre à l’horreur :

« Face à l'absurde, les plus fragiles avaient développé une vie intérieure qui leur laissait une place pour garder l'espoir et questionner le sens. »

Il raconte dans son autobiographie comment lui-même était porté par le projet de publier un livre qu’il avait déjà écrit, et dont le manuscrit lui a été confisqué dans la chambre de désinfection du camp. Dans les conditions extrêmes de survie qu’il a traversé, il est resté fixé sur l’idée qu’il publierait ce livre, dont il a reconstitué l’essentiel pendant son internement, à la fin de la guerre. Il raconte cette traversée de l’Enfer dans son best-seller Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie. Il y écrit : 

« Rien au monde ne peut aider une personne à survivre aux pires conditions mieux que ne peut le faire sa raison de vivre. Nietzsche a raison quand il dit que celui qui a une raison de vivre peut endurer n’importe quelle épreuve, ou presque. Dans les camps de concentration nazis, les plus aptes à survivre étaient les prisonniers qui avaient un projet à réaliser après leur libération. »


Cette expérience l’a amené à développer une approche psychothérapeutique centrée sur la recherche par l’individu du sens de sa vie dans une démarche holistique. Il a ainsi fondé la troisième école viennoise de psychothérapie focalisée sur le besoin de sens, alors que la psychanalyse freudienne était centrée sur le principe de plaisir et que celle d'Alfred Adler se cristallisait sur la volonté de puissance individuelle. Nous verrons qu’il méconnaissait dans une grande mesure les travaux de Jung, ce qui est bien dommage car ces deux grands esprits auraient sans doute eu beaucoup de choses à se dire…

Dans le dieu inconscient, sous-titré « psychothérapie et religion », il avance et étaye fortement l’idée qui veut que l’inconscient, loin d’être seulement un ramassis de pulsions chaotiques menaçant toujours le conscient, est fondamentalement spirituel, c’est-à-dire concerné par la question du sens de l’existence. Il affirme dans la préface qu’« un homme qui a trouvé une réponse au sens de la vie est un homme profondément religieux ». Bien sûr, il se trouvera toujours des esprits chagrin pour confondre ce qui a trait à la religion et aux  confessions religieuses, et qui préféreront que l’on parle ici de « spirituel » plutôt que de « religieux ». C’est attacher trop d’importance à une question de vocabulaire que de s’enferrer dans cette discussion. Nous pouvons en revenir quant à cela à la définition de Paul Tillich que Frankl cite à l’appui de son affirmation :

« Être religieux signifie s’interroger passionnément sur le sens de notre vie et être ouvert aux réponses, même si elles nous ébranlent en profondeur. »

La réflexion de Frankl l’amène à proposer l’idée que, loin d’aller vers une religion universelle, au sens d’une croyance partagée par tous qui établirait le règne d’une confession qui aurait triomphé des autres ou les synthétiserait, nous allons « plutôt vers une religion personnelle – une religion profondément personnalisée, une religiosité qui permette à chacun de trouver son langage propre; son langage personnel, le langage qui n’appartient qu’à lui quand il s’adresse à Dieu. »

Cela n’exclue pas des rituels et des symboles communs, ajoute-t-il, de la même façon que l’humanité connaît une pluralité de langues dont beaucoup utilisent cependant le même alphabet. Laissons de côté, justement au motif de cette pluralité de langages, ce qu’il entend ici par « Dieu », ce serait nous enferrer dans une autre discussion sans issue que de prétendre le définir. Peut-être s’agit-il simplement de ce qui, précisément, donne sens à l’existence de l’homme religieux dont il était question plus haut. Et il faut mentionner qu’il indique Einstein comme un exemple de cet homme religieux, et non le pape ou quelque prêtre que ce soit. D’une façon fort intéressante, alors qu’il a publié ce texte en 1975, la sociologie des mouvements spirituels contemporains semble lui donner raison puisque l’on constate dans la multiplicité des propositions aujourd’hui accessibles sous le registre des « nouvelles spiritualités » – du yoga au chamanisme en passant par le tantra, la méditation, l’astrologie, etc – une forte cohérence en train de se dégager autour de la primeur de l’expérience individuelle et le refus de toute autorité. C’est cela même qui fait refuser le terme de religion perçu comme « une norme créée par quelqu’un d’autre pour vous » tandis que « la spiritualité est la religion créée par vous et pour vous. » Je renvoie les personnes intéressées par ce phénomène socio-spirituel aux travaux du journaliste Marc Bonomelli qui explore les nouvelles spiritualités pour le Monde des Religions, et au livre de Galen Watts, The Spiritual Turn, The Religion of the Heart and the Making of Romantic Liberal Modernity (Oxford University Press, 2022).

Ce qui est encore plus frappant pour le jungien que je suis, c’est que Carl Jung est arrivé par d’autres voies aux mêmes conclusions. En fait, cette perspective de l’émergence d’une religion individuelle a traversé toute l’œuvre de Jung. Il en parle en particulier dans un échange avec Henri Corbin à propos de Friedrich Schleiermacher, un théologien du début du XIXème siècle qui prônait une relation intime et strictement individuelle avec Dieu, et qui a été une grande source d’inspiration pour Jung. Il va jusqu’à dire dans une lettre à Corbin que toute l’atmosphère intellectuelle de sa famille paternelle était influencée par Schleiermacher, qui en était inconsciemment le spiritus rector, et que ce dernier a été pour lui un ancêtre spirituel. Schleiermacher introduit, bien avant les réflexions de Jung sur l’image de Dieu – seul objet d’intérêt du psychologue loin de la métaphysique – l'idée que la doctrine n'est pas une vérité révélée par Dieu, mais la formulation faite par des êtres humains de la conscience qu'ils ont de Dieu. Pour lui, le sentiment religieux n'est ni savoir ni morale, mais conscience intuitive et immédiate de l'infini. On pourrait dire : conscience vivante et toujours singulière de l’Infini...

La tour de Babel - l'Œil (Dmitri Prigov) 

Cette intuition de l’émergence d’une religion individuelle n’est pas le moindre des points de rencontre entre Jung et Frankl. Pour mettre en lumière comment leurs approches de l’inconscient convergent sans se confondre, mais peut-être en s’éclairant mutuellement, il faut nous intéresser à la critique sévère que Frankl a fait de la psychanalyse freudienne. Il démontre ainsi magistralement que :

« La psychanalyse n’a pas seulement cultivé l’objectivité, elle en a aussi été victime. Cette objectivité a conduit en fin de compte à tout ériger en objet, à traiter en objet ce que nous appelons une personne. La psychanalyse considère le patient comme une entité régie par des mécanismes, et le médecin, dans cette perspective, est celui qui s’entend à manier ces mécanismes, qui possède la technique permettant de remettre en ordre ces mécanismes quand ils sont détraqués. 

Quel cynisme derrière cette conception de la psychothérapie comme une psycho-technique ! Ou bien, si nous admettons de faire du médecin un technicien, cela ne veut-il pas dire que nous regardons le malade comme une machine ? Seul un homme-machine peut appeler un médecin technicien...»

Ceux qui me connaissent bien comprendront que j’ai sursauté en lisant ces mots. Il n’est pas rare que je plaisante avec mes analysant.e.s en leur signalant que le travail que nous faisons n’a rien à voir avec l’intervention d’un garagiste sur une voiture. Cependant, c’est souvent ainsi qu’est abordée la psychothérapie : j’ai un problème docteur, que faut-il que je change en moi ? Une durite, ou le carburateur ? Cependant, cela ne marche pas ainsi. Mieux, des études ont montré que lorsque quelqu’un vient en psychothérapie avec une telle attitude, amenant son « problème » au thérapeute pour que celui-ci le règle sans sa participation active, cela ne donne rien de bon. Au-delà de la psychanalyse dont il est question ici, c’est l’ensemble du paradigme dans lequel nous nous trouvons qu’il est nécessaire de questionner là. James Hillman fait remarquer que la psychothérapie était, à l’époque de Freud et Jung, l’enfant naturel des humanités, mais qu’elle a très vite tendu, avec le neurologue Freud en particulier, à chercher à se couler dans le moule des sciences dures. Il y avait là une question de légitimité en regard de ce que les humanités avaient de subjectives. Et cette tendance s’est renforcée avec l’approche de la psychologie par les méthodes expérimentales, avec les neurosciences pour modèle, qui l’ont soumise à des critères d’objectivité, d’efficacité et de répétabilité des méthodes…


Non que l’objectivité n’ait aucune valeur. Avec ces critères d’objectivité, d’efficacité et de répétabilité, nous sommes au cœur du paradigme scientifique fondé sur la recherche expérimentale et qui s’applique merveilleusement bien aux sciences naturelles. Et l’être humain a bien sûr une dimension physique et biologique auxquelles cette approche dite objective s’applique fort bien, mais lorsque nous en arrivons à la psyché, à la personne humaine et à son vécu, l’objectivité pure rencontre une limite. Cela va avec le fait, que souligne Jung, qui veut que l’être humain est toujours unique, et doit être rencontré dans son unicité. Je souligne le terme « rencontré » car il implique une relation. Quand l’être humain est considéré comme un objet, objectivé comme un ensemble de mécanismes psychiques qui seraient entièrement explicables, il n’y a plus de relation vivante. C’est cette approche de l’humain, dominante dans notre société depuis le début du XXème siècle, qui fait le lit des totalitarismes. Et aujourd’hui, à un moment où l’on privilégie surtout les « techniques thérapeutiques » brèves, avec pour objectif d’évacuer toute souffrance et de nous endormir dans la dictature du confortable bien-être, nous arrivons souvent ainsi dans une impasse  qui ne s’attache qu’à traiter le symptôme et passe à côté de l’humain, c’est-à-dire – nous y reviendrons avec Frankl – de la dimension du sens.

Von Franz, dans son analyse du conte « la jeune fille aux mains coupées », où un père meunier vend sa fille au diable pour s’enrichir, fait ressortir que le travail du meunier est régi par la mécanique, ce qui le rend susceptible de succomber au diable. En effet, c’est d’une certaine façon le premier capitaliste qui profite du travail des autres en fixant le prix du grain et en sacrifiant à une technique – les moulins ont toujours été le lieu de l’esclavage des hommes et des ânes. Elle souligne que c’est d’une certaine façon par la technique que le démon prend le pouvoir sur la vie des hommes en nous rappelant que le grec mêchanê, dont vient le mot « mécanique », signifie « artifice ». Elle donne l’exemple, pour illustrer ce que cela signifie sur le plan psychologique, d’une infirmière ou une mère « devenue une automate au sourire figé, qui apporte la soupe et donne les soins mais dont l’efficacité n’est plus qu’une habitude et une technique. » La jeune fille qui, dans le conte, est sacrifiée au diable symbolise dès lors la capacité de relation humaine. Un thérapeute qui regarde son patient au travers d’une grille le réduisant à « une entité régie par des mécanismes » et qui applique aux symptômes de ce dernier une méthode, des techniques, visant à remettre en ordre ces mécanismes, n’est plus en relation avec l’humain qui vient le consulter. Jacques Ellul, un philosophe protestant qui s’est particulièrement intéressé au défi que la technique, tant matérielle qu’immatérielle, lance à notre temps, éclaire ce qui se passe là. Il montre que la technique, qui a toujours partie liée avec la rationalité et qui est fondée sur la recherche du moyen le plus efficace dans tous les domaines, manifeste toujours une volonté de puissance, de domination. Au début du Système technicien il écrit :  « […] la Technique est puissance, faite d’instruments de puissance et produit par conséquent des phénomènes et des structures de puissance, ce qui veut dire de domination. » Il y a toujours, dans la recherche d’une technique efficace, l’idée sous-jacente de soumette la nature. Mais quand il s’agit de la nature humaine, c’est à notre âme que nous infligeons ainsi des mutilations...


James Hillman, par ailleurs, met en cause le modèle médical dans lequel se situent encore Jung et Frankl : il n’est pas question de malade et de médecin, mais d’êtres humains aux prises avec la difficulté de vivre. Il s’agit donc même de sortir de l’autorité impliquée par ce modèle médical, et finalement de toute technique, pour rencontrer l’humain. Si cela s’applique en particulier à la psychothérapie, c’est essentiel à l’art du travail avec les rêves, matière vivante par excellence, qui reconduit toujours à l’unicité de l’individu. Et dans le contexte de l’accompagnement psycho-spirituel par les rêves, c’est jusqu’au modèle de la psychothérapie dont nous sortons pour ouvrir la porte à la relation avec un facteur transcendant dont Ellul nous dit qu’il est le seul antidote aux maux engendrés par l’esprit technicien dans sa recherche d’efficacité déshumanisante. Nous continuons à nous intéresser au soin de l’âme, mais dans le contexte de la vie de l’âme plutôt que celui du thérapeute traitant un problème. D’ailleurs, Jung nous le dit :

« Nous ne devons pas essayer de nous "débarrasser" d'une névrose, mais plutôt chercher à expérimenter ce qu'elle signifie, ce qu'elle a à nous apprendre, quel est son but. Nous devrions même apprendre à en être reconnaissants, sinon nous passons à côté et manquons l'occasion d'apprendre à nous connaître tels que nous sommes vraiment. Une névrose ne disparaît vraiment que lorsqu'elle a éliminé la fausse attitude de l'ego. Nous ne guérissons pas la névrose, c'est elle qui nous guérit. Un homme est malade, mais la maladie est la tentative de la nature de le guérir. »

Il ajoute, à quelques années-lumière de la psychanalyse freudienne :

« Une technique est toujours un mécanisme sans âme, et celui qui prend la psychothérapie pour une technique et la vante comme telle risque, à tout le moins, de commettre une faute impardonnable. Un médecin consciencieux doit pouvoir douter de toutes ses compétences et de toutes ses théories, sinon il se laisse abuser par un système. Mais tout système est synonyme de bigoterie et d'inhumanité. La névrose - n'en doutons pas - peut être beaucoup de choses, mais jamais un "rien que". C'est l'agonie d'une âme humaine dans toute sa vaste complexité - si vaste, en effet, que toute théorie de la névrose ne vaut guère mieux qu'une esquisse sans valeur, à moins qu'il ne s'agisse d'une image gigantesque de la psyché que même une centaine de Faust ne pourraient concevoir. »


Poursuivant son analyse sans merci, Frankl montre que la psychanalyse est « un pur produit du réductionnisme, cette idéologie de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle ». Il l’inscrit dans le prolongement des idées défendues au siècle des Lumières par Julien Offray de la Mettrie qui a écrit l’Homme machine, qui prolongeait lui-même la conception purement matérialiste et mécaniste de l’animal que proposait Descartes. Ce point est d’importance quand on voit que nous sommes encore enfermés dans le dualisme corps-psyché – cette dernière étant réduite à tout sauf une âme capable de transcendance – que Descartes a énoncé. Or Frankl, qui sait ce qu’il dit pour avoir fréquenté de près Freud et son école, nous dit que « pour la psychanalyse, la totalité de l’homme n’est qu’un agrégat d’atomes, un composé de particules séparées, de diverses pulsions (…). Ainsi le spirituel, la personne humaine, le tout qu’elle constitue se trouve d’une certaine façon détruit. La psychanalyse dépersonnalise littéralement l’être humain. »

Quand on connaît l’importance que Jung accorde à la totalité de l’être humain, dont la réalisation consciente constitue le but du processus d’individuation, on ne peut qu’être frappé par la concordance des pensées. Et il importe ici de souligner que si la psychanalyse en tant que système idéologique est ici démontée, il ne faudrait pas pour autant tomber dans le réductionnisme qui conduirait à condamner tous les psychanalystes et toutes les pratiques psychanalytiques. Je soulignerais simplement par exemple comment Françoise Dolto, toute psychanalyste qu’elle était, s’est toujours tenue du côté de l’humain. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est de faire ressortir en quoi l’analyse existentielle de Frankl et la psychologie analytique de Jung diffèrent de ce cadre théorique mécaniste. Frankl nous dit encore : « La psychanalyse détruit ainsi la personne humaine, sa globalité et son unicité, et finalement se retrouve devant la tâche délicate de la reconstruire à partir de pièces et de morceaux. » Ces mots résonnent de façon extraordinaire avec ce que nous dit l’Ange des Dialogues avec l’Ange :

(Entretien 17 du 15 octobre 1943) Lili interroge :

L. La psychanalyse me gêne tellement. Qu’y a-t-il de faux en elle ?
(A Budapest, on pratiquait la psychanalyse freudienne)
Je sens ce quelque chose de faux, mais je ne peux pas dire pourquoi.

- Elle démonte, mais ne peut pas remonter.
C’est cela qui te trouble. Démonter est facile.

L. Ceux qui le comprennent mieux que moi m’assurent que la psychanalyse reconstruit.

- Oui, ils reconstruisent, mais comme les enfants
le font sans raison avec leur jeu de cubes.
Ils jouent avec la tâche la plus sacrée.
Ils sont plus coupables que tous les autres,
Car ils trompent ceux qui leur font confiance.
Ils déchirent le vivant,
Celui qui est en train de prendre forme
Et ils le pétrissent, ils l’écrasent.
C’est partout ainsi.
Ils collent ensemble les débris tombés, déchiquetés, morts.

Voilà bien ce qui arrive quand on réduit l’humain à une mécanique pulsionnelle objectivable. Il ne reste que des fragments épars, désertés par le vivant. 


Frankl fait ressortir l’originalité de l’analyse existentielle en posant que « la psychanalyse interprète d’emblée le fait d’être homme comme le fait d’être déterminé. » On pourrait ajouter qu’elle ne s’intéresse, comme bien souvent la psychologie inscrite dans la doxa dominante à notre époque, qu’à l’horizontalité de l’humain, son historique, la dimension personnelle et le « problème » auquel il faut apporter une « solution », ce qui justifie la technique efficace, la méthode maîtrisée par la conscience. Or, « en lieu et place de la mécanique d’une entité spirituelle, l’analyse existentielle discerne l’autonomie de l’existence spirituelle. » Elle fait ressortir pour sa part « la vertu du sentiment de responsabilité. En effet, elle comprend l’homme, au plus profond de son être, comme un être responsable, elle se comprend elles-même comme une analyse centrée sur la responsabilité. (…) Ainsi la responsabilité est bien, pour l’analyse existentielle, le caractère fondamental de l’existence humaine. » 

Je ferais bien volontiers ressortir cette phrase – la responsabilité est (…) le caractère fondamental de l’existence humaine – au stabilo jaune fluo clignotant pour attirer l’attention sur son importance. La responsabilité est bien au cœur de la vision de la psychothérapie que nous propose Jung mais ne ressort peut-être pas assez clairement de l’enseignement de sa psychologie. Les jungiens aussi sont portés à chercher des explications dans la dimension historique et personnelle, ou encore dans les archétypes, en négligeant souvent la dimension de responsabilité de la conscience devant ces dimensions. Or si la guérison recherchée est bien une réconciliation dans l’unité de l’être avec toute l’existence, elle passe nécessairement par une prise de responsabilité de celle-ci. C’est là d’ailleurs qu’il faut entendre ce mot « responsabilité » non pas comme un avatar de la culpabilité, mais comme la capacité à répondre (response able). 

Mais avant de montrer comment Jung met la responsabilité au cœur de sa façon d’envisager la psychothérapie, je ne résiste pas au plaisir de vous citer ces mots de Frankl qui font ressortir son génie :

« Ce n’est pas l’homme, disions-nous, qui pose la question du sens de la vie, c’est bien plutôt la vie qui interroge, en sorte que c’est à l’homme de répondre aux différentes questions que la vie lui pose, et toute réponse est toujours une réponse en acte. L’action seule peut être une vraie réponse aux questions de l’existence. Répondre à ces questions revient à répondre de notre existence. Le « oui » à la vie ne peut être notre « oui » que dans la mesure où c’est le « oui » à une vie dont nous devons répondre. »

Or Jung dit quelque chose de tout à fait similaire. Pour lui, l’existence consiste dans une grande mesure en répondre à la question posée par le Soi.

« En analyse existentielle, ce n’est pas la pulsion mais la vie spirituelle qui est appelée à devenir consciente. (…) Son but ultime est d’amener l’homme (et particulièrement le névrosé) à prendre conscience de sa responsabilité devant la vie ».

Cherchant à mettre en lumière l’importance de la responsabilité dans un échange avec des étudiants, Jung raconte qu’un jeune homme en proie à une névrose compulsive est venu le voir avec un manuscrit de 140 pages retraçant une analyse freudienne complète de son cas. Celle-ci était entièrement selon les règles de l’art, elle aurait pu être publiée dans le Jahrbuch. Il demanda à Jung de la lire et de lui dire pourquoi il n’était pas guéri alors qu’il avait fait une psychanalyse complète. Au cours de leur échange, il est ressorti que ce jeune homme se faisait entretenir par une femme amoureuse de lui, une enseignante dans une école élémentaire au maigre salaire dont il prenait l’argent sans scrupule. Il exploitait l’amour qu’elle lui portait comme un proxénète dépourvu de conscience. Pour Jung, la cause de sa névrose était claire. Il lui a dit que c’était « une compensation et une punition pour une attitude immorale », et il a ajouté au profit de ses étudiants qu’il méritait sa névrose de compulsion et serait aux prises avec elle jusqu’à la fin de ses jours s’il continuait à se comporter comme un porc. Le commentaire de Jung, au-delà du moralisme que le jeune homme vexé lui a renvoyé à la figure, mettait en lumière que la psychanalyse ne pouvait le guérir sans faire ressortir sa responsabilité. Ici, Frankl ajoute qu’en « stricte opposition à la théorie psychanalytique, être spécifiquement et essentiellement un être humain, c’est ne pas être déterminé par des pulsions, c’est nien plutôt (…) « décider ce que l’on choisira d’être » ». 


A partir de là, Frankl fait ressortir la nécessité de considérer ce qu’il appelle un « inconscient spirituel ». Il explique : « l’inconscient ne comprend pas seulement un aspect pulsionnel, il inclut aussi une dimension spirituelle. » Et de façon remarquable, il sort par le haut du dualisme corps-psyché en soulignant que la totalité humaine est physique, psychique et spirituelle. « Nous ne saurions trop souligner que cette totalité trinitaire fait, seule, l’homme total ». Pour illustrer cette notion de l’inconscient spirituel, il s’intéresse tour particulièrement à une analyse existentielle de la conscience morale, celle-là même qui était à l’origine de la compulsion du jeune homme dont il est question plus haut. Il montre que cette conscience morale se révèle « être une fonction essentiellement intuitive » antérieure à toute morale explicite. En effet « l’ethos est en fait un phénomène irrationnel, rationalisable seulement après coup, » qu’il compare à l’éros, autre phénomène irrationnel, également intuitif. La conscience dont il parle ici est « quelque chose d’absolument individuel, d’un devoir être individuel que ne pourrait désigner aucune loi générale, aucune loi morale formulée en principe général (…). C’est au contraire une loi individuelle. » Il nous parle à partir de là d’un « instinct éthique » qui s’affirme justement dans le fait qu’il ne vise pas le général mais toujours uniquement l’individuel. »

Relevons au passage comment les idées formulées ici par Frankl pourraient servir de base à un solide anarchisme individualiste. Il présente dans son livre le dieu inconscient un ensemble de rêves fort intéressants, et qu’il interprète d’une façon que Jung n’aurait pas reniée. Il fait ressortir sans le dire en tant que tel que « l’instinct éthique » dont il parle a quelque chose à voir avec « l’instinct spirituel » qui intéresse les jungiens. Malheureusement, quand il en vient à parler de Jung, il fait preuve d’une profonde méconnaissance de ses idées. Ainsi lui reproche-t-il d’avoir « chosifié en "Ça" la religiosité inconsciente », c’est-à-dire qu’il assimile le Soi jungien au Ça freudien, ce qui est une énorme erreur. Le Soi n’est pas un chaos de pulsions, bien au contraire – c’est un principe ordonnateur de l’ensemble de la psyché. Il croit que Jung évacue la responsabilité du moi en faisant de sa spiritualité quelque chose qui est déterminé par des éléments archaïques, toujours collectifs, du fait de l’importance accordée par Jung aux archétypes. Il ignore visiblement qu’en face de l’inconscient collectif, il faut qu’il y ait un individu, une conscience individuelle, qui prend ses responsabilités pour que le processus d’individuation ait lieu. De façon assez risible, il attaque la notion d’instinct spirituel mis en avant par certains jungiens en oubliant qu’il a lui-même parlé d’un instinct éthique pour décrire l’émergence du Soi en tant que conscience morale. C’est dommage, car encore une fois, nous aurions eu tout à gagner que ces deux grands esprits qu’était Jung et Frankl discutent, mais il n’est pas trop tard, en ce qui nous concerne, pour voir comment convergent analyse existentielle centrée sur la dimension du sens de la vie et psychologie des profondeurs jungiennes, qui n’a encore une fois rien à voir avec la psychanalyse telle que l’entendait Frankl. Pour mettre encore en valeur la convergence entre ces approches du mystère au cœur de l’humain, je citerai enfin un passage remarquable de l’écrit de ce dernier où il dit :

« En réalité, Dieu n’est pas une image du père, mais le père est une image de Dieu. Pour nous, le père n’est pas le prototype de toute divinité, mais c’est bien plutôt le contraire qui est vrai. Dieu est le prototype de toute paternité. C’est seulement d’un point de vue ontogénétique, biologique, biographique que le père est premier. Mais ontologiquement, c’est Dieu qui est premier. »

Évitons l’écueil encore une fois de la théologie, et de discuter de ce que Frankl entend par « Dieu », et remplaçons éventuellement ce mot par « Soi », au sens jungien, en admettant que ce dernier n’est jamais qu’un archétype renvoyant à une dimension transcendante au cœur de la psyché, et nous avons là du pur Jung, qui insistait sur le fait que l’archétype du père précède l’expérience du père. Et le Soi lui-même est l’archétype dont procèdent tous les archétypes en tant que modalités relationnelles avec le mystère auquel il renvoie.


Ces discussions, pour théoriques qu’elles peuvent sembler, conduisent à d’importantes conclusions pratiques dans la relation avec l’inconscient en particulier au travers des rêves et de l’imagination active. Bien sûr, nous ne saurions nous passer intégralement de tout modèle conceptuel de la psyché mais nous devons garder à l’esprit que tout modèle que nous utilisons n’est jamais qu’un moyen d’entrer en relation avec la psyché vivante. Le conscient et l’inconscient ne sont pas des objets, non plus que l’ombre, l’anima et l’animus, le Soi. Ce sont des modalités du vivant qui ne se laissent pas enfermer dans des concepts, ou objectiver sans qu’on les réduise à l’état de cadavres. Une rêveuse m’a confié qu’un jour, l’ombre lui a parlé dans un de ses rêves en lui disant de se souvenir qu’elle est une réalité vivante. Nous devons avoir la réserve qu’a tout scientifique devant un modèle qu’il utilise pour appréhender une réalité mystérieuse – il sait que ce modèle est toujours provisoire, pourra être remis en question par une expérience qui révélera un nouvel aspect de cette réalité. Sinon, ce n’est plus de la science mais de la bigoterie, pour reprendre le terme employé par Jung. Et dès lors, il est inévitable que nous ayons des méthodes, des techniques et des protocoles dans notre façon d’appréhender les rêves, ou d’aborder l’inconscient, par exemple avec l’hypnose ou l’imagination active, mais nous devons garder à l’esprit que l’essentiel n’est pas là, mais dans la relation que nous établissons ainsi avec la psyché vivante. 

L’écoute n’est pas une technique. L’amour, la bienveillance, ne sont pas une méthode, une technique. L’imagination créatrice n’est pas une technique, et ne relève pas d’une méthode. La relation avec l’être humain dans sa quête de sens, qui seul peut le sauver, n’a rien à voir avec la technique, et celle-ci serait plutôt un piège quand on aborde l’humain. Car elle déshumanise. Nous devons toujours nous garder, dans la relation avec l’inconscient, de toute volonté de puissance, et donc de tout projet, de toute certitude, de toute volonté d’aller quelque part. Alors, nous ouvrons la porte à un facteur impossible à décrire et à contrôler, que l’on qualifiera volontiers de transcendant. Jung en parlait quand il disait : 

« Ce qui m’intéresse avant tout dans mon travail n’est pas de traiter les névroses mais de me rapprocher du numineux. Il n’en est pas moins vrai que l’accès au numineux est la seule véritable thérapie et que, pour autant qu’on atteigne les expériences numineuses, on est délivré de la malédiction que représente la maladie. La maladie elle-même revêt un caractère numineux... »

De grâce, ne travestissons donc pas ce travail en en faisant une "psychanalyse", fut-elle symbolique, archétypale ou imaginale. Les mots désignent des choses précises, et nous n’avons rien à gagner à brouiller les frontières qu’ils dessinent, sinon de mettre ainsi en évidence la confusion qui règne dans les esprits.


En conclusion, je rappellerai les mots du poète Rainer Maria Rilke, qui me sont revenus fort opportunément sous les yeux alors que je rédigeais cet article, et qui nous donnent une idée claire de la direction dans laquelle marcher :

« Soyez patient en face de tout ce qui n'est pas résolu dans votre cœur. Efforcez-vous d'aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour l'instant des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les "vivre". Et il s'agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l'instant que vos questions. Peut-être simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses. (…) Peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui n’attendent que le moment de nous voir agir un jour, juste une fois, avec beauté et courage. Peut-être que toutes les choses qui nous font peur sont au fond des choses laissées sans secours qui attendent notre amour. Pensez qu’il se produit quelque chose en vous, que la vie ne vous a pas oublié, qu’elle vous tient dans sa main ; elle ne vous abandonnera pas. Pourquoi voulez-vous exclure de votre vie toute inquiétude, toute souffrance, toute mélancolie alors que vous ignorez leur travail en vous. »

Le dernier mot reviendra cependant à Viktor Frankl qui nous livre le grand secret du travail avec l’âme, auquel aucune technique ne donnera accès, quand il écrit, dans son récit de sa traversée de l’enfer :

« J’avais enfin découvert la vérité, la vérité telle qu’elle est proclamée dans les chants des poètes et dans les sages paroles des philosophes : l’amour est le plus grand bien auquel l’être humain peut aspirer. Je comprenais enfin le sens de ce grand secret de la poésie et de la pensée humaine : l’être humain trouve son salut à travers et dans l’amour. Je me rendais compte qu’un homme à qui il ne reste rien peut trouver le bonheur, même pour de brefs instants, en contemplant l’image de sa bien-aimée. Pour la première fois, je comprenais le sens de cette parole : 

"les anges sont perdus dans l’éternelle contemplation d’une gloire infinie". »