samedi 2 septembre 2017

Désespoir et plénitude

J'ouvre aujourd'hui les colonnes de mon blogue à mon ami Simon Bouchard. Il nous présente un rêve remarquable qui interroge la nature même de la conscience.


Il y a quelques mois, un jeune méditant Vipassana m'a partagé un de ses rêves, dont le désespoir apparent qu'il transmet se révèle être porteur d'une intuition philosophique des plus fécondes. Car ce sont des rêves de cette nature qui marquent et portent, autant pour le lecteur que pour le rêveur, la qualité d'une expérience d'éveil, à l'égal des mythes et des contes fées, non négligeable. Par là, je crois que beaucoup pourront s'y reconnaître - moi le premier - et en tirer leurs propres conclusions. Sans plus tarder, voici la retranscription du rêve que m'avait envoyé cet ami :

« Ma blonde m'engueulait pour je ne sais quelle raison. Alors, je me suis rappelé de Descartes, qui dit que nous devons douter de tout. Alors, ma blonde s'est mise à se désintégrer pour devenir un nuage de poussière, qui est venu me heurter sans que cela ne me fasse quoique ce soit. Je n'ai pas senti l'impact. Alors, je me suis mis à dissoudre, désintégrer tout ce qui m'entourait. Je ne sais plus si c'est moi qui grandissait ou si c'est tout qui rapetissait autour de moi, mais je me suis rendu à un point où j'étais dans l'espace et je dissolvais même les galaxies, les trous noirs et les nuages de poussière, qui font des années-lumière de longueur. Tout venait vers moi, en rapetissant, pour enfin devenir de la fine poussière qui disparaissait au contact de mon corps. Il ne restait plus rien. Alors je dissous mon corps. J'étais seul dans le noir. J'avais réduit à rien l'entièreté de tout ce qui existait. Donc, n'ayant plus rien à dissoudre, j'ai essayé de dissoudre ma propre conscience ; en vain. C'était comme frapper un mur. Si je dissolvais ma conscience, comment pourrais-je la dissoudre, puisqu'elle ne serait plus là. Je pouvais douter de tout, absolument tout, à part ma propre conscience. »

J'ai d'abord intuitivement considérer ce rêve comme une mise en garde contre le danger inhérent à une attitude par trop « douteuse ». Suivant là mon intuition, pour le récit du rêve, il n'y avait pas d'autres mots que « Wow ! » et, finalement, « Halte-là ! Stop ! ». Car, d'une part, le rêve est très impressionnant et, d'autre part, il l'est même un peu trop. Je m'explique. Le rêve montre une vertigineuse progression vers la dissolution jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la conscience - et heureusement, car il reste au moins ce petit quelque chose, qui n'a rien d'anodin. Sur ce quelque chose en question, nous reviendrons plus en détail. Je note seulement d'abord que sous cet angle seulement le rêve porte bien l'empreinte du bouddhisme, doctrine dans laquelle le monde n'a pas de réalité propre. Et quel exemple nous en fournit le rêve !

D'un autre point de vue, en ce qui a trait au processus de dissolution lui-même, il est d'autant plus magnifique qu'il étaie, dans le monde onirique, l'expérience de Descartes, celle de la tabula rasa, à laquelle le rêveur fait aussi référence : la seule chose dont je ne peux douter, c'est de mon existence, parce qu'il me faut exister pour penser, soit le fameux Cogito ergo sum. Toutefois, Descartes, contrairement au rêveur, n'est pas un sceptique. Chez lui, le doute est avant tout méthodique, c'est-à-dire qu'il est un moyen pour parvenir à la connaissance par l'introspection ou l'observation et la discrimination des réalités intérieures par lesquelles il est possible de découvrir que toutes les vérités fondamentales se trouvent, d'abord et avant tout, dans l'observateur. Par ce procédé introspectif, qui n'a rien de nouveau et de spécifique à Descartes, car il fut explicité auparavant par des philosophes comme Platon et de nombreux autres courants philosophiques et mystiques qui le précédèrent, en particulier le bouddhisme, l'observateur découvre en général que le monde est illusoire et qu'il ne peut se fier à l'expérience des sens en ce qui a trait à la connaissance, car elle produit une image distordue du monde réel, ce dernier n'étant atteignable seulement que par l'introspection méditative et philosophique rigoureuse. Or quel paradoxe, pour Platon surtout, que de voir son intuition confirmée et expérimentée parce qu'il dénigrait le plus, au profit de la mathématique et de la contemplation pure, c'est-à-dire les rêves, qui n'étaient pour lui que des images incohérentes du monde suscitées par l'imagination.  Mais le message que reçoit ce rêveur est tout autre, car le rêve en lui-même et, à plus forte raison, l'imagination qui l'a produit, contrairement à ce que Platon voulait bien en croire, se montrent aussi comme des méthodes contemplatives et introspectives capables d'ouvrir un accès à des intuitions tout aussi valables, sinon plus.

Mais revenons un moment à Descartes. Il entreprend cette expérience de la tabula rasa, qu'il décrit au cours de ses Méditation métaphysiques, alors qu'il a attendu d'avoir atteint, nous dit-il, un « âge si mûr » (45 ans) qu'il lui est maintenant interdit de se dérober à l'optique de donner un nouveau fondement, plus solide et plus sûr, à l'exercice de la science et à la recherche de la connaissance, sous peine de se voir manquer de force pour cette mission[i]. Ce qu'il défend par là c'est que pour parcourir ce chemin, il faut un certain degré de maturité, de patience, de préparation et de justesse dans la saisie du moment opportun, sinon le risque semble trop grand, car un intellect immature pourrait s'y égarer, y rencontrer la folie, ou chercher délibérément à s'y perdre. Qu'il soit donc clair que mon propos n'est pas ici de débattre sur l'âge qu'il faudrait en théorie avoir pour se lancer dans la quête introspective. À chacun revient ce choix. Mais plus souvent qu'autrement : à chacun s'impose ce choix à travers les circonstances de la vie et les exigences intérieures qu'elle porte. Ma position est plutôt celle-ci : prendre au sérieux le point de vue de Descartes, qui ne semble pas se lancer dans cette recherche à la légère, soit pour y chercher la folie ou se soustraire à une situation déplaisante et se défendre ainsi du monde. Il le fait plutôt de son plein gré, librement, en connaissance de cause, et surtout afin de tenter de renouveler son rapport à ce monde et trouver un nouveau fondement à la connaissance. Cela ne semble pas tout à fait être le cas du rêveur. Mais n'y-a-t'il pas d'heureux malheurs ? C'est ce que j'exposerai plus loin.

Donc, contrairement à Descartes, le rêve montre que le rêveur utilise une attitude tenant plutôt d'un scepticisme dogmatique, qu'il attribue au philosophe français, à la façon d'un mécanisme de défense contre l'angoisse que lui fait vivre une relation conflictuelle. Se dessine alors le portrait d'un individu qui évite de se confronter à une telle situation en néantisant le problème par le doute ; en d'autres termes, une personne qui tente de faire disparaître ce problème ou de le réduire en poussière par une attitude intellectuelle toute-puissante. Cela présuppose donc d'abord un sentiment de perte de contrôle sur sa vie et une forte tentative pour le retrouver en minimisant les sources d'angoisse. Cette tentative lui permet - j'en conviens - de faire l'expérience d'un grand sentiment de liberté et de puissance, car il se perçoit grandir incommensurablement, ou encore voit le monde se réduire infiniment devant lui. 

Mais cette liberté et cette puissance ont, bien entendu, un prix fort élevé à payer : celui de l'isolement dans le noir le plus complet auquel il aboutit et qui ne peut que le conduire au retournement contre lui-même de sa propre agressivité, s'exprimant dans le fait de vouloir supprimer sa propre conscience. Ainsi, le rêve expose progressivement l'impasse vers laquelle le rêveur se dirige à l'usage de cette technique ; et c'est loin d'être la moins fréquente, car n'importe quel chercheur spirituel pourrait s'y fourvoyer à un moment ou à un autre : en refusant le monde et ses conflits par l'adoption d'une attitude radicalement et faussement spirituelle, qui tient plus à une conception intellectuelle de la spiritualité qu'à une véritable vie de l'esprit, le risque qu'encourt cette personne est celui de se couper progressivement de tous les liens et relations qui l'unissent à ce monde jusqu'à ce qu'elle n'en fasse désespérément presque plus partie. Ainsi, elle vit déracinée du monde, isolée et destinée au désespoir de sa condition, ce qui la conduit inévitablement au désir d'autodestruction. C'est donc cet aspect que le rêve met en lumière en premier lieu : ce qui précisément me rattache et m'enracine à ce monde, c'est aussi ce qui en lui peut me répugner au plus haut point, en somme, ce qui n'est pas intellectuel, compréhensible et rationnel : ma vie sentimentale, mes sensations et mes émotions, ainsi que le cortège de joies et de tristesses qu'elles m'apportent.

Comme je l'ai mentionné plus haut, le rêveur est un jeune méditant Vipassana et ce rêve suit un séjour dans une retraite où il s'est adonné pour la première fois à cette pratique. Or cette dernière est précisément axée sur le fait de ressentir et d'observer, sans s'y attacher, chacune des émotions, chacun des sentiments, chacune des sensations, chacun des états mentaux, sans les fuir, ni les néantiser ou les détruire. Ce qui importe c'est donc l'observation de la réalité tel qu'elle est, et non telle que je la voudrais pour qu'elle me soit plus commode. Pour un méditant Vipassana, la difficulté ne réside pas en s'abstraire du monde, mais plutôt en ce fait d'apprivoiser la réalité telle qu'elle se présente d'instant en instant par ce qu'elle lui communique de pensées, de sensations, d'émotions et de sentiments. De ce point de vue, le doute méthodique de Descartes et le scepticisme du rêveur s'opposent diamétralement à la technique de Vipassana, car l'introspection dans cette technique de méditation se fait par une plongée ou une descente dans les profondeurs du réel, non pas par une abstraction ou une montée au-delà et hors du réel.

Il y a donc là une opposition entre une montée et une descente. Dans la symbolique que propose le rêve, ces deux principes sont explicités par les polarités du masculin et du féminin, soit l'opposition entre spiritualité et matière. L'attitude masculine et spirituelle correspond à celle du rêveur, unilatéralement intellectuelle et tendant à s'élever et à se séparer du monde, tandis que l'attitude féminine est personnifiée par la figure de l'anima furieuse, qui symbolise, pour le rêveur, ses sentiments et ses émotions, sa culpabilité et sa colère, qui sont en révolte et qui réclament impérativement son attention et sa considération. Cette anima représente à la fois son lieu de départ et celui où il doit retourner, soit le conflit avec sa propre féminité ; cette anima symbolise donc l'aspect terrestre et matériel de sa personnalité. Sur un plan plus collectif, ce féminin représente non seulement notre propre conflit avec l'amour et l'éros féminin, qui s'opposent aux intellectualisations et ratiocinations outrancières et ravageuses d'un intellect amputé de sa vie intérieure, mais aussi pose la question de notre degré d'acceptation du monde et de la terre sur laquelle nous vivons. La question est alors celle-ci : comment aimer cette vie ? comment ne pas fuir l'amour, même celui du plus désagréable ? comment apprivoiser ce conflit, le vivre, le ressentir, entrer en relation avec lui, l'incarner et y trouver une réponse dans sa chair, aussi douloureux cela puisse-t-il être, afin d'éviter cette fin tragique qu'est l'isolement et le désir de se supprimer, en tant qu'homme, en tant que race ?

Mais de tels rêves sont, bienheureusement, porteurs d'une sagesse profonde, qui se communique simplement à tous par ce fait remarquable qu'il n'y a pas d'autodestruction pour le rêveur ! Il n'y parvient pas et cela lui est même totalement impossible. Le suicide n'est pas la solution : la conscience étant indestructible, se suicider ne résoudrait donc rien. Le rêveur l'exprime en ces termes : « Donc, n'ayant plus rien à dissoudre, j'ai essayé de dissoudre ma propre conscience ; en vain. C'était comme frapper un mur. » L'utilisation de cette dernière expression indique une véritable prise de conscience de l'ordre d'un éveil. Car "frapper un mur", c'est non seulement être arrêté dans sa course effrénée vers le suicide, atteindre une limite infranchissable, mais c'est aussi un appel à sortir de l'aveuglement de l'intellect et à regarder la vie devant soi, ce qui est là. Et plus étonnant encore, autant pour le lecteur que pour le rêveur, que de constater ce paradoxe que la conscience apparait ici comme aussi solide qu'un mur, alors qu'il vient de dissoudre corps, planètes, nuages intergalactiques, galaxies, en somme, l'univers tout entier. C'est donc dire que ce qui est le plus intangible et le plus subtil en l'homme est finalement ce qui est le plus solide, la base, le principe, l'essence et l'ultime limite. Je rappelle ici un de ces passages lumineux tirés des mémoires de Carl G. Jung :

« Mais je ne parviens au sentiment de l'illimité que si je suis limité à l'extrême. La plus grande limitation de l'homme est le Soi ; il se manifeste dans la constatation vécue du : « Je ne suis que cela !» Seule la conscience de mon étroite limitation dans mon Soi me rattache à l'illimité de l'inconscient. C'est quand j'ai conscience de cela que je m'expérimente à la fois comme limité et comme éternel, comme l'un et comme l'autre. En ayant conscience de ce que ma combinaison personnelle comporte d'unicité, c'est-à-dire, en définitive, de limitation, s'ouvre à moi la possibilité de prendre conscience aussi de l'infini. Mais seulement comme cela.[ii] »
Ainsi, le rêveur rencontre, dans sa quête effrénée de libération des conflits de la vie, cette limite ultime, celle par laquelle il peut dire : « je ne suis que cela, je ne suis qu'une conscience ». Cette constatation fait état de la reconnaissance d'une certaine valeur personnelle, d'un noyau dur de la personnalité auquel il touche, sur lequel il peut compter et qui l'éloigne, au final, du suicide. Il l'exprime ainsi : « Je pouvais douter de tout, absolument tout, à part ma propre conscience. » Il est à noter que le rêveur écrit deux fois « ma propre conscience ». Or, lorsqu'il essaie de la détruire, il s'attaque à elle comme à un objet, plutôt que de s'attaquer à lui-même. Il est donc raisonnable de supposer qu'il y a une forme d'opposition, du moins de distinction, entre lui et sa "propre" conscience. C'est alors qu'il est permit de soulever une question d'un ordre plus philosophique, qui pourrait dépasser les considérations littérales du rêve lui-même, à savoir : à qui appartient réellement cette conscience ? 

Le "je" n'ayant aucun pouvoir sur elle, alors qu'il peut néantiser l'univers, cela laisse supposer que cette conscience dépasse en puissance ce "je". L'intellect, par lequel le "je" se supporte et s'affirme dans le rêve, n'a donc de pouvoir que sur le monde, le corps et la matière : il peut tout détruire, tout séparer, tout réduire à néant, à l'exception de la conscience elle-même. C'est donc la conscience qui apparaît comme toute-puissante. Il serait alors plus juste, pour suivre la pensée de Jung, de rectifier que la limite ultime que rencontre le rêveur n'est pas tout à fait la conscience, mais plutôt son propre "je", par lequel il fait l'expérience de son impuissance vis-à-vis de ce qui constitue son essence illimitée et toute-puissante : la conscience. C'est cela l'éveil que renferme le rêve, celui auquel le "je" doit se rendre : sa conscience ne lui appartient pas ; sa véritable limite c'est l'impuissance du "je" à concevoir le néant, à supprimer le principe de vie par l'action de la pensée. Le "je" qui s'exprime par la pensée découvre que celle-ci est insuffisante vis-à-vis de la conscience, qui elle, par jeu d'opposition, s'avérerait se suffire à elle-même. Il semblerait donc que ce "je" dépende plus de cette conscience que celle-ci ne dépende de lui. Étant indestructible, elle peut alors être dite éternelle, alors que le "je"- comme nous sommes tous en droit de le supposer - est mortel. Le fait que cette conscience n'autorise pas la destruction du "je" peut laisser entendre que ce "je" précisément lui est nécessaire, qu'elle a quelques desseins pour lui. Il existerait alors une relation d'interdépendance entre le "je" et la conscience : cette dernière aurait besoin de lui pour se réaliser.

Pour revenir sur cette impossibilité à détruire la conscience par l'action du "je", Henri Bergson nous en fournit une expérience de pensée dans son ouvrage L'évolution créatrice :

« Je vais fermer les yeux, boucher mes oreilles, éteindre une à une les sensations qui m'arrivent du monde extérieur : voilà qui est fait, toutes mes perceptions s'évanouissent, l'univers matériel s'abîme pour moi dans le silence et dans la nuit. Je subsiste cependant et ne puis m'empêcher de subsister. Je suis encore là, avec les sensations organiques qui m'arrivent de la périphérie et de l'intérieur de mon corps, avec les souvenirs que me laissent mes perceptions passée, avec l'impression même, bien positive et bien pleine du vide que je viens de faire autour de moi. Comment supprimer tout cela ? comment s'éliminer soi-même ? Je puis, à la rigueur écarter mes souvenirs et oublier jusqu'à mon passé immédiat ; je conserve du moins la conscience que j'ai de mon présent réduit à sa plus extrême pauvreté, c'est-à-dire de l'état actuel de mon corps. Je vais essayer cependant d'en finir avec cette conscience d'elle-même. J'atténuerai de plus en plus les sensations que mon corps m'envoie : les voici tout près de s'éteindre ; elles s'éteignent, elles disparaissent dans la nuit où se sont déjà perdues toute choses. Mais non ! à l'instant même où ma conscience s'éteint, une autre conscience s'allume ; - ou plutôt elle s'était allumée déjà, elle avait surgi l'instant d'auparavant pour assister à la disparition de la première. Car la première ne pouvait disparaître que pour une autre et vis-à-vis d'une autre. Je ne me vois anéanti que si, par un acte positif, encore qu'involontaire et inconscient, je me suis déjà ressuscité moi-même. Ainsi j'ai beau faire, je perçois toujours quelque chose, soit du dehors, soit du dedans. Quand je ne connais plus rien des objets extérieurs, c'est que je me réfugie dans la conscience que j'ai de moi-même ; si j'abolis cet intérieur, son abolition même devient un objet pour un moi imaginaire qui, cette fois, perçoit, comme un objet extérieur le moi qui disparaît. Extérieur ou intérieur, il y a donc toujours un objet que mon imagination se représente. Elle peut, il est vrai, aller de l'un à l'autre, et, tour à tour, imaginer un néant de perception externe ou un néant de perception intérieure, - mais non pas les deux à la fois, car l'absence de l'un consiste, au fond, dans la présence exclusive de l'autre. Mais ce que deux néants relatifs sont imaginables tour à tour, on conclut à tort qu'ils sont imaginables ensemble : conclusion dont l'absurdité devrait sauter aux yeux, puisqu'on ne saurait imaginer un néant sans s'apercevoir, au moins confusément, qu'on l'imagine, c'est-à-dire qu'on agit, qu'on pense, et que quelque chose, par conséquent, subsiste encore.[iii] »
Ce passage constitue le premier argument qu'oppose Bergson à l'idée paradoxale de l'existence d'un néant originel. En fait, il en ressort, pour les raisons qu'il donne, que le néant est impensable sans une conscience pour se le représenter. Il n'y a donc pas de néant absolu possible. Suivant ce raisonnement, la question de Leibniz - « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » - constitue un faux problème et une absurdité philosophique. Claude Tresmontant, dans son ouvrage Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, expose plus simplement l'argument en y ajoutant ceci que l'idée même d'un néant absolu est logiquement impossible[iv]. Car s'il y avait eu une fois néant absolu d'une quelconque manière, jamais rien il n'y aurait eu. Or il y a quelque chose : je le vis et le ressens à chaque jour ;  pour cela, il me suffit d'observer. Cela ne donne en rien une réponse au "pourquoi", et surtout au "pour quoi", de la question de Leibnitz, maintenant réduite à « pour-quoi y a-t-il quelque chose ? ». La question demeure donc ouverte.  Peut-être qu'un autre rêve y répondrait ? En tout cas, l'argument de Tresmontant prétend démontrer ceci : que le néant absolu soit logiquement impossible ne donne pas automatiquement l'être absolu à tout ce qui est. Au contraire, le fait que le Néant n'est pas ne permet pas de conclure que tout est Être, mais plutôt « qu'un être au moins est nécessaire[v] » pour justifier tous les êtres qui sont et dépendent de lui. C'est ainsi qu'on évite l'écueil du panpsychisme ou du panthéisme, qui affirmerait que tout est conscience ou dieu, même la matière, et se retrouverait avec le problème philosophique d'expliquer la conscience d'une roche. Du point de vue de Bergson et Tresmontant, les choses ne sont pas la conscience, mais celle-ci est dans les choses : tout est travaillé et créé de l'intérieur par cette conscience indissociable de la matière, qui, elle, résiste à son action créatrice en lui offrant un support en tant qu'obstacle ; elle est ce qui lui permet de "s'incarner". En termes plus neutres, la conscience est ce qui informe la matière.

Dans le contexte du présent rêve, cet être nécessaire préexistant au "je" c'est la conscience elle-même : il est possible au rêveur de néantiser le monde, car les êtres ne participent pas de l'Être autant que la conscience elle-même, mais il lui est impossible au final de néantiser cette conscience qui est l'Être qui agit par lui dans le monde. D'un point de vue critique, le néant passe donc au rang des idées d'ordre pratique, tout au plus poétique, dont l'intellect se sert pour exprimer le concept d'absence[vi]. Dans ce rêve, l'aspect pratique de l'utilisation du néant réside dans le fait qu'il aiderait à réduire à un minimum, comme un mécanisme de défense le ferait, la tension occasionnée par une mauvaise conscience que devrait supporter le rêveur, s'il voulait assumer son anima. Mais la conscience est bel et bien indestructible : bonne ou mauvaise. Même la mort ne l'atteint pas. Les morts ne laissent-ils pas d'ailleurs peser le poids de leurs actes et de leur conscience, bonne ou mauvaise, sur ceux qui leur survivent ? De ce point de vue, même la mort est pleine et grosse de la conscience, et n'est en rien un vide ou un non-être. La mort en tant que néant n'est pas. Tout est plénitude, tout est plein et gros de cette conscience indestructible, qui s'imprègne dans la matière. Le monde trouve en elle son principe en tant que phénomène de nature collective. De là, il est possible de supposer que le monde à un sens et un ordre, une raison d'être commune à tous : le monde n'est pas absurde, il ne tourne pas dans le néant, sans but, sans rien pour lui donner une forme.

De ces considérations, il découle que les philosophies de l'absurde, comme celle de Camus et de Sartre, sombrent dans leurs propres absurdités. Puisque le néant est impensable, on ne peut le poser comme principe premier. Si on le fait, on se prête à une contradiction dans les termes et il en résulte que ce monde devient conceptuellement le fruit d'un malheureux hasard, dont les lois sont aléatoires, et dont il nous faut subir les fâcheuses conséquences. On se retrouve alors avec le problème philosophique d'expliquer la forme et la structure complexe des organismes dans un monde purement contingent. Comment alors l'ordre adviendrait-il du désordre ? Le désordre ne présuppose-t-il pas en lui-même un ordre ? Pour que le hasard soit possible, ne faut-il pas d'abord de l'information ? C'est parce que le dé est gradué de 1 à 6 qu'il m'est possible d'obtenir par hasard, en le lançant, un de ses chiffres. Sans eux, pas de hasard possible. Le hasard et le désordre sont, par conséquent, limités par la quantité d'information présente, soit la structure de l'objet : en lançant le dé, je ne peux obtenir 0 ou 7. À noter qu'il en serait de même pour notre liberté. Par contre, du néant pur, je n'obtiens littéralement rien.

De surcroît, postuler l'absurdité de l'existence est en soi une forme de pétition de principe à laquelle des philosophes comme Camus et Sartre se prêtent : ils posent d'emblée le monde comme absurde pour en déduire son absurdité, se donnant ainsi dans les prémisses tout ce qu'ils retrouveront dans la conclusion, alors que l'expérience et l'observation des sens, de la vie et de ce rêve même, nous indiquent le contraire[vii]. Tresmontant va dans le même sens lorsqu'il décrit sa démarche philosophique :

« Remarquons que, pour notre part, nous ne sommes pas partis d'un principe posé au départ, dont nous aurions tiré les conséquences, - et tant pis pour le monde. Non, nous sommes partis du donné, qui est le monde, et nous avons essayé de voir ce que cela signifie, ce que cela implique, comment cela est pensable. C'est la méthode aristotélicienne.
Sartre, lui, a été formé dans la tradition cartésienne. Il pose un principe, et il déduit. Tant pis si les conséquences sont absurdes. L'absurde sera sa philosophie.[viii] »
Soit dit en passant, cette méthode aristotélicienne est celle de Jung, qui s'est toujours revendiqué d'être un empiriste et pour qui le donné se composait des observations sur les rêves. Mais pour revenir à ce postulat de l'absurdité du monde, il semble, en définitive, être le fruit d'une attitude purement intellectuelle, héritée en partie de Descartes en remontant jusqu'à Platon, qui rejetaient d'emblée le témoignage des sens, qu'acceptait, pour sa part, Aristote ; mais une attitude purement intellectuelle, certes, dans la mesure où elle ne serait pas motivée par le désespoir et l'impuissance que tout intellectuel rencontre, un jour ou l'autre, lorsqu'il a exercé les capacités de son entendement jusqu'à leurs limites et constate tristement que le monde ne suit pas le cours de son projet personnel, aussi bien intentionné soit-il. Il s'ouvre alors un choix à lui : l'accepter et s'y investir ou le refuser et s'y soustraire. André Comte-Sponville écrit, dans son livre sur Swâmi Prajnânpad, De l'autre côté du désespoir

« Au fond, il n'y a que deux voies : accepter ou refuser. Et chacun refuse d'abord. Comment ne pas refuser ce qui refuse de nous satisfaire ? Comment ne pas refuser la mort, quand on veut vivre ? La solitude, quand on veut être aimé ? La tristesse, quand on veut le bonheur ? Nous voudrions que le réel satisfasse nos désirs, et nous constatons que ce n'est pas le cas ; alors nous refusons le réel. […] Quand la vie est décevante ( elle l'est toujours pour qui espère), nous pensons que c'est la vie qui a tort. De là ce que Prajnânpad appelle le mental […] C'est la pensée, en tant qu'elle nous sépare du vrai. C'est le discours intérieur, en tant qu'il nous sépare du réel et du silence. C'est la vie rêvée, en tant qu'elle nous sépare de la vie effective et du bonheur.[ix] »
Il n'y aurait rien à ajouter à ce passage, qui constitue en lui-même une interprétation suffisante du rêve, si ce n'est ce détail : pour accepter le monde, il n'y a pas d'autre issue que le désespoir. Mais une forme bien précise de désespoir : 

« Le désespoir. Il faut prendre le mot à la lettre : le désespoir, au sens où je le prends, c'est moins la tristesse que l'absence totale d'espérance, et c'est en quoi il constitue l'état normal du sage. Celui qui a tout, qu'irait-il espérer ? Et pourquoi, puisque rien ne lui manque ? Le réel, ici et maintenant, lui suffit.[x] »
C'est pourquoi - comme je l'ai dit plus haut - ce rêve constitue un heureux malheur. Le rêveur y fait l'expérience du désespoir profond où le conduit une attitude dominée par le mental et son refus catégorique de se confronter à une réalité qui lui résiste. Bienheureusement, ce désespoir, conduit à sa limite, n'ouvre par vers un nouvel espoir, mais seulement sur la perte des illusions : « peu importe ce à quoi je m'oppose, il y a quelque chose de plus grand qui aura raison de moi ;  je suis impuissant. À quoi bon alors m'opposer ? » Accepter, s'unir, s'investir et dire "oui" à la vie semble donc être les seules options valables pour ce rêveur. Et, d'une étrange manière, il n'a pas tort d'affirmer que c'est à sa "propre" conscience qu'il a affaire. Car, bien que cette conscience, au final, ne lui appartienne pas personnellement, il n'en demeure pas moins unie à elle ; elle lui appartient donc d'une quelconque manière. Car il peut s'opposer à tout, sauf à elle. S'il n'y a pas d'opposition possible avec celle-ci, c'est qu'il n'y a pas de séparation entre elle et lui et elle devient alors le point d'ancrage par lequel il trouve l'accès à un sentiment d'unité. C'est la double expérience dont parle Jung : celle de s'expérimenter à la fois limité et éternel, à la fois "je" et conscience. La conscience est donc le mystérieux principe de l'union : un appel à l'amour. Et en cela, peut-être y a-t-il une esquisse de ce pour-quoi demeurer sans réponse que j'ai évoqué plus haut en discutant Leibnitz.


En dernier lieu, il est vrai que ce principe demeure ultimement impénétrable, comme un mur, et revêt un mutisme énigmatique face à nos questionnements les plus profonds. Il semble seulement que les choses soient ainsi et qu'il faille l'accepter. Aussi insignifiante et frustrante cette affirmation puisse-t-elle sembler, on aurait tout de même tort de prendre cette conclusion sur le mutisme pour une preuve de l'absurdité. Du fait qu'il est impossible de comprendre quelque chose, il n'est pas permis pour autant de conclure que c'est absurde. Du fait qu'une personne n'entende pas ce qu'une autre a à lui communiquer ne donne pas le droit pour autant à cette personne de conclure que ce que lui signifie son interlocuteur n'a pas de sens. C'est seulement incompréhensible pour le mental, qui nous sépare du monde, et cela appelle donc à un autre mode de relation, peut-être plus intuitif, plus attentif, plus senti, plus conscient, en tout cas, moins intellectuel, moins mental. C'est pourquoi, comme le rêve le sous-entend, la question la plus importante pour la philosophie - et la vie en général, si j'ose dire - n'est pas celle du suicide face à un monde dépourvu de sens et muet, mais plutôt celle de la valeur de la vie spirituelle, à plus forte raison, celle de la valeur de la vie d'amour et d'union, qui est, en soi, la plus incompréhensible. Le rêve appelle donc à prendre conscience du fait qu'il faut redescendre et toucher du pied cette terre pour en vivre les aléas et les frustrations, maintenant investi de la certitude de l'indestructibilité d'un principe directeur. Et encore une fois, m'est-il permis de réitérer cette question : est-il possible de vivre une vie spirituelle, qui ne soit pas que mental, mais qui soit d'abord ancrer sur cette terre ? est-il possible de revenir dans ce corps, en relation avec les autres, nos frère et sœurs humains, malgré la douleur et les conflits que cela comporte ? est-il possible d'aimer ce monde sans rien y vouloir changer et d'ainsi y manifester notre union avec cette éternelle conscience ?

Il est temps maintenant de laisser place à autre chose que la spéculation. Comme l'écrivait Bergson : « Avant de spéculer, il faut vivre ». À trop cogiter, il est dangereux d'avoir mauvaise conscience. C'est pourquoi : Cogito non ergo sum.


[i] Descartes, R (2011). Méditations métaphysiques. Paris : Garnier-Flammarion, p. 57.
[ii] Jung, C. G. (1973). "Ma vie". Paris : Gallimard, p. 370.
[iii] Bergson, H. (1941). L'évolution créatrice. Paris : PUF, p. 278-279.
[iv] Tresmontant, C. (1966). Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu. Paris : Seuil, p. 86 et sq.
[v] Ibid., p. 88.
[vi] Bergson, H. (1941). Op. cit., p. 296-297.
[vii] Ibid., p. 149.
[viii] Ibid., p. 149.
[ix] Comte-Sponville, A. (1997). De l'autre côté du désespoir. Paris : Accarias, p. 56-57.
[x] Ibid., p. 25.

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  1. L'inconscient explique au rêveur que tout n'est que poussière et qu'il possède le pouvoir sur toute chose sauf sur une : sa propre conscience. L'inconscient montre ainsi au rêveur que la Conscience est sa véritable nature, indestructible, immortelle.

    Il serait intéressant de savoir si le rêveur a compris ce rêve et de quelle manière...

    X

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    1. Tout à fait. En ce qui concerne le rêveur, il a compris le rêve dans ce sens, mais avec cette nuance qu'il ne pouvait rester dans la conscience pure et qu'il lui fallait affronter la vie telle qu'elle se présentait à lui, maintenant qu'il avait la certitude d'un point d'ancrage. Cela l'a amené à réviser plusieurs aspects de sa vie, ainsi qu'à opérer certains changements envers une attitude qui la lui rendait insupportable.

      Simon

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    2. On est toujours dans la conscience pure, mieux on est la conscience pure car tout ce qu'on voit , tout ce qu'on experimente sont les phénomènes de notre conscience, crée par nous, pour nous.

      Il n'y a pas de il faut, le il faut est une charge qu on porte parce qu'on le veut, on fait toujours les choses parce qu'on en a envie, on peut toujours arrêter l'aventure si on le veut vraiment, on est toujours libre de choisir.
      Parler d'affronter la vie c'est encore ne pas comprendre que nous avons créer l'univers, la vie , nous avons voulu être la, nous aimons être la et avec notre apparence humaine.
      Il n'y a pas de drame humain, de karma à porter sauf pour l'ignorant. Les hommes sont un peu masos, ils aiment se faire mal, se faire peur c'est surtout ça.

      X

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  2. Est-il possible d'aimer ce monde sans rien y vouloir changer et d'ainsi y manifester notre union avec cette éternelle conscience ?

    Question pertinente, le monde est la volonté de Dieu, du Soi donc il ne peut pas y avoir d'erreur. Même le désir de changer le monde est la volonté du Soi.
    Pour comprendre le sens dela souffrance il faut bien comprendre que le Soi pour se manifester va créer le monde et le corps. Son désir est lamanifestation physique avec les avantages et les inconvénients que cela comporte. Vivre est un acte héroique de la part d'une super Intelligence qui aurait pu s'en passer et continuer de dormir dans le Néant.

    X

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