vendredi 21 juillet 2017

Psychanalyser Jung

J’ai lu récemment un livre remarquable, de ceux qui font date dans un cheminement intellectuel. Il s’agit de Psychanalyser Jung, de Pierre Trigano, paru fin 2016. Curieusement, il n’a pas reçu grande audience semble-t-il dans les milieux qui se targuent d’être jungiens. Vous devriez voir mon sourire quand je dis ce « curieusement », car il est, je l’avoue, tout à fait ironique. Le principal tort fait à Jung, mis à part de l’ignorer purement et simplement, consiste en lui dresser une statue et se cacher derrière celle-ci pour recréer une sorte de dogme. Lui-même était conscient du danger que ferait courir à son œuvre l’inévitable entreprise hagiographique de ses  disciples. Il écrivait deux ans avant sa mort à la baronne Von Der Heyt :

« De folles discussions nous font voir ce qu’il adviendra de moi lorsque je serai devenu posthume. Tout ce qui aura été feu et vent dans ma vie sera mis dans l’alcool et changé en préparation morte. Ainsi les dieux sont-ils enterrés dans l’or et le marbre, et les simples mortels comme moi, dans le papier. »

C’est ainsi qu’à chaque fois qu’apparaît une conscience libre, le conscient collectif l’annexe et l’émascule en la déshumanisant. Les saints, n’est-ce pas, sont beaucoup plus inoffensifs que les vrais humains car nous pourrions nous reconnaître dans ces derniers, et en tirer quelque conclusion valable pour nous-mêmes. Cependant, notre tâche plus de 50 ans après la disparition de Jung, si être jungien signifie autre chose que de porter un colifichet intellectuel pour se réfugier dans une nouvelle identité collective, consiste en retrouver et libérer le feu et le vent qui ont traversé sa vie et son œuvre. Mr Trigano s’y était déjà employé de façon brillante dans un premier livre cosigné avec sa conjointe Agnès Vincent : Le sel des rêves, dans lequel ils nous invitaient à revenir à la source vive de la psychologie jungienne. Leur ambition annoncée était alors rien moins alors qu’une « refondation spirituelle de la psychothérapie par une lecture nouvelle de Jung », ce qui a attiré mon attention. Mais avec Psychanalyser Jung, dont il ne nous a livré pour l’instant que le tome 1, c’est la genèse de l’œuvre du grand homme que Pierre Trigano interroge dans ses profondeurs. Et elle y gagne beaucoup car étant mise en perspective, elle y acquiert du relief, et si celui-ci souligne des zones d’ombre, il fait aussi ressortir les sommets lumineux.

Dans son avant-propos, l’auteur nous invite à oser en le lisant une « confrontation psychanalytique du chemin personnel de Jung pour conscientiser son ombre, processus que le maître lui-même n’a pu réaliser pleinement ». Ce faisant, il souligne qu’il était jusque maintenant pour ainsi dire impossible de remettre en question le « vieux sage » de Kusnacht sans pactiser avec les tenants de l’intégrisme rationaliste qui l’accusait d’obscurantisme. Il fallait faire corps avec celui qui a eu l’audace de réintroduire l’âme dans notre civilisation et de ré-ouvrir « la voie qui ré-enchante la vie ». Mais, souligne-t-il, « la fascination que Jung exerce sur ses disciples les alourdit de sa propre ombre et les empêche d’intégrer vraiment cette voie de ré-enchantement qu’il a su pourtant ouvrir pour eux ». Je le dirai plus durement : en entretenant une image sacralisée du maître, les disciples évitent de prendre le risque de l’individuation radicale à laquelle, pourtant, Jung n’a eu de cesse de nous exhorter. Ils oublient que, maintenant que nous ne pouvons plus nous confronter à la réalité vivante de Jung et à son bon rire, nous devons nous expliquer aussi avec l’image que nous nous en faisons, qui est tissée de projections.

C’est une démarche salutaire, que Jung aurait certainement saluée et encouragée. La bonne nouvelle, c’est que le fait même que l’un d’entre nous entreprenne ce déboulonnage signale que nous sommes donc collectivement mûrs pour élaborer une nouvelle vision de Jung et de sa psychologie. Le travail de Mr Trigano est empreint de respect et même d’amour pour Jung. On peut y lire une profonde compassion pour la souffrance qui a motivé la recherche et est à l’origine de l’œuvre. Son approche n’a rien à voir avec l’entreprise de démolition de Richard Noll dans Le Christ aryen, où ce dernier s’est attaché à agiter tous les vieux démons qui ont pu traverser la vie de Jung sans qu’aucun ne l’emporte véritablement, sauf dans la haine que Richard Noll lui voue. Ici, il s’agit, en reprenant l’ensemble des matériaux dont nous disposons, c’est-à-dire en particulier Ma vie et la correspondance, de retracer le parcours du jeune Jung et le développement de sa pensée en lien avec le cours de son existence.

Ce sera peut-être une surprise pour certains : Jung n’est pas issu d’une naissance virginale. Il n’a pas eu la révélation dans son berceau de la psychologie des profondeurs, et elle n’est pas sortie toute armée de pied en cap de sa tête. On savait qu’il y a eu plusieurs Jung : le Jung alchimiste du Mysterium Conjonctionis (1960) n’a que peu à voir avec le Jung de 1925, qui lui-même a rompu  avec le Jung qui cherchait un père en Freud. Sa pensée n’a pas cessé d’évoluer jusqu’à sa mort. C’est un de ses immenses mérites et un exemple que nous serions bien inspirés de suivre au lieu de nous accrocher à des certitudes. On savait aussi qu’il a tenté de répondre à la crise de foi de son père Paul Jung, pasteur en proie à de grands affres car il ne croyait plus à ce qu’il prêchait en chaire, et qu’il a été aidé en cela par la proximité spirituelle de sa mère avec la nature. Mais ce que Mr Trigano met en évidence, c’est que Jung a été, pendant la première partie de sa vie, aux prises avec une sévère dissociation psychique dont il s’est auto-guéri. Ou pour être plus précis, car c’est toute la vertu de Psychanalyser Jung que de mettre ce point en lumière : le Soi a guéri Jung, et c’est de là que ressort son génie.

La dissociation qu’a vécue Jung n’est pas tout à fait une nouveauté, mais seuls les spécialistes bien informés avaient jusque ici l’occasion de se pencher sur ce sujet. En effet, le psychiatre Winnicott a dès 1964 réagi à la parution des mémoires de Jung en publiant une recension[1] dans laquelle il diagnostiquait chez le jeune Jung de 3 ans un effondrement psychotique dû à la dépression de sa mère qui a provoqué une séparation du couple parental. Winnicott, un spécialiste des psychoses infantiles, a trouvé dans Ma vie une image de la schizophrénie infantile. Il n’a pas alors posé ce diagnostic pour diminuer la valeur du travail de Jung, au contraire puisqu’il se dit impressionné par la force de la personnalité de ce dernier qui lui a permis de surmonter la dissociation, et qu’il souligne comment la psychose, si elle est le plus souvent désastreuse, peut être aussi à l’origine de réalisations exceptionnelles. La thèse de Winnicott a été alors mal reçue dans les milieux jungiens car elle venait jeter de l’huile sur le feu de l’animosité régnant entre freudiens et jungiens. Winnicott lui-même reconnait une certaine agressivité dans sa façon de tenter à partir de là de réévaluer de façon réductrice la notion jungienne d’inconscient. Ce qui est fort intéressant cependant, c’est que Winnicott lui-même, à l’occasion de ce travail sur la biographie de Jung, a reçu un grand rêve[2] qu’il dit avoir fait « pour Jung et pour certains de mes patients aussi bien que pour moi-même ».

On ne connaît pas le détail de ce rêve mais Winnicott dit qu’il l’a aidé à « réduire une dissociation » dont lui-même souffrait depuis toujours et que l’analyse ne lui avait pas permis de guérir. Sans en livrer le contenu, il en donne une interprétation détaillée dans une lettre à son ami Fordham au moment où il écrit cet article sur Jung. Ses termes sont saisissants : « Cela m’irait bien que quelqu’un accepte de me fendre le crâne (d’avant en arrière) afin d’en extraire quelque chose (tumeur, abcès, sinus, suppuration) qui s’y trouve et s’y fait sentir juste au centre, derrière la racine du nez ». Winnicott admet sans ambages qu’il y a quelque chose de malade dans sa tête et que cela prendrait une intervention qui tient du chamanisme chirurgical pour l’en délivrer. Il semble que ce soit Jung, c’est-à-dire le Jung auquel Winnicott se confrontait au travers de l’écriture de son compte-rendu, qui lui ait ouvert le crâne et l’ait aidé à faire sortir ce qui était malade. On pourrait dire en souriant que l’arroseur a ainsi été arrosé et qu’on ne peut pas s’attendre à moins quand on se frotte à Jung, qui tenait des anciens chamans. La caractéristique de ces derniers était justement qu’ils étaient ce qu’on appelle des « guérisseurs blessés », c’est-à-dire qu’au cours de leur apprentissage, ils traversaient la maladie et s’en guérissaient, c’est-à-dire en fait qu’ils en étaient guéris par les esprits. Y-a-t-il vraiment une autre façon d’apprendre ce dont il est question ici ?

Pierre Trigano apporte de l’eau à ce moulin, et quelle eau ! Il va beaucoup plus loin en profondeur que Winnicott, et cela sans doute grâce à sa sympathie pour Jung. Il remonte aux origines dramatiques de la dissociation. Il nous entraîne dans une enquête passionnante en revisitant les rêves et les expériences intérieures de Jung jusque, dans ce tome, en 1920. Il démontre que Jung a été victime d’un abus sexuel dans ses jeunes années, très probablement de la part d’un de ses oncles pasteurs. Jung lui-même a évoqué cet inceste dans une lettre qu’il a envoyée à Freud en 1907, dans laquelle il dit : « petit garçon, j’ai succombé à l’attentat homosexuel d’un homme que j’avais auparavant vénéré ». Sa biographe Deirdre Bair a recueilli des témoignages de proches permettant de confirmer l’abus et d’établir la responsabilité de la famille proche. L’établissement de ce fait éclaire d’une lumière crue le grand rêve que Jung a fait vers 3 ou 4 ans et dans lequel il descendait dans les profondeurs pour découvrir un énorme phallus érigé sur un trône d’or. Cette vision cristallisait une violente angoisse allant avec l’idée que ce dernier pourrait à tout moment descendre de son trône et ramper vers lui, angoisse redoublée par la voix de sa mère qu’il entend lui crier : « Oui, regarde-le bien, c’est l’ogre, le mangeur d’hommes ! » avant de se réveiller dans une violente terreur.

Dans son autobiographie, quand Jung raconte ce rêve, il tourne autour du pot. Il avoue s’être demandé a posteriori comment un si petit garçon pouvait avoir une représentation aussi claire et impressionnante d’un phallus en érection. Il semble avoir écarté d’emblée toute interprétation sexuelle pour y voir seulement le début de sa vie spirituelle. Ainsi, ce phallus serait-il selon lui une image archétypale remontant du fond de l’inconscient collectif et il élabore autour de cette notion du phallus rituel, dans lequel il voit « un dieu souterrain qu’il vaut mieux ne pas mentionner. » Il associe cependant cette vision à sa défiance précoce envers le « Seigneur Jésus », dont il dit qu’il n’a jamais été pour lui « tout à fait réel, jamais tout à fait acceptable, jamais tout à fait digne d’amour » car il avait conscience de sa contrepartie souterraine. Sans rien enlever à la dimension archétypale qui transparait au travers de toutes les images et les expériences, on peut voir là le danger de s’en tenir seulement à de telles altitudes devant un rêve. En effet, la façon même dont il n’est pas même fait mention d’une possible interprétation sexuelle pour mieux la réfuter ensuite fait penser à une occultation. Et les associations autour du côté sombre du Seigneur Jésus, quand on les rapproche du traumatisme de la trahison de la confiance mise dans l’oncle pasteur, c’est-à-dire représentant du Christ et néanmoins abuseur, permettent de comprendre quel est ce « dieu souterrain qu’il vaut mieux ne pas mentionner. »

C.G. Jung, Livre Rouge
Nous avons un autre indice important de dissociation psychique dans le jeu que Jung invente vers l’âge de 10 ans en sculptant un petit bonhomme en redingote noire qu’il cache et auquel il confie ses secrets. L’analogie entre le petit bonhomme noir et les pasteurs, qu’il décrit comme « des gens en redingotes noires et aux souliers luisants », est évidente. Au travers de ce jeu symbolique, l’enfant procède à une réduction fantasmatique de son traumatisme qui lui permet de contrôler les angoisses qui le tourmentent. Il commence ainsi à assimiler sur le plan imaginaire la toute-puissance de l’archétype masculin dont il a été victime. Il ne sait pas ce qu’il fait ainsi mais l’inconscient commence à le guider vers une résolution du traumatisme de la même façon qu’on peut observer en laissant des enfants ou des adultes meurtris jouer avec des figurines dans le jeu de sable. Ces différents éléments donnent aussi un sens renouvelé à la vision qui a assailli le jeune Jung quand il a vu Dieu lâcher un énorme étron sur la cathédrale de Bâle. Avant de laisser ce fantasme prendre forme dans son esprit, le collégien qu’il était a vécu un grand conflit psychique qu’il n’a résolu qu’en laissant couler les images en lui. Jung développe à partir de là sa conception de la nature terrifiante de la divinité qui veut le mal autant que le bien, et détruit les églises édifiées à sa gloire. Mais Pierre Trigano montre que plus fondamentalement, Jung commence à partir de là à s’identifier inconsciemment avec un archétype masculin en inflation.

La thèse principale de Psychanalyser Jung est que ce dernier a été en grand danger de succomber à cette inflation du masculin jusqu’à ce qu’émerge la figure du Soi, le guérisseur intérieur qui a rétabli l’ordre dans la psyché de Jung. En élaborant cette thèse, Mr Trigano montre qu’au-delà de l’aspect personnel du vécu de Jung, nous sommes concernés de façon collective par cette inflation de l’archétype masculin, et que son expérience est donc exemplaire, vaut pour nous tous. Dans la vie de Jung, cette inflation du masculin ressort en particulier dans ses relations avec les nombreuses femmes qui l’entouraient. Dans son livre Femmes autour de Jung, Nadia Neri montre que Jung doit beaucoup au Jung Frauen du Club de Psychologie de Zürich. Il aurait tiré nombre de ses concepts les plus remarquables, dont celui d’anima, de ses conversations avec celles-ci sans leur rendre justice publiquement. Mais c’est dans l’intimité de ses démêlés amoureux avec son épouse Emma Jung et sa maitresse Toni Wolff que l’inflation du masculin en Jung est la plus manifeste. D’une part, il apparait que cette inflation l’a conduit à imposer de façon brutale l’existence de Toni dans la maison d’Emma. D’autre part, il ressort que la relation qu’il entretient avec la jeune femme qu’était Toni lorsqu’il l’a rencontrée a un caractère symboliquement incestueux dans laquelle l’abusé qu’il était a pris la posture de l’abuseur.

En en faisant sa « femme-anima », une sorte de déesse qui avait le pouvoir de le faire accéder à l’inconscient, Jung a privé Toni d’une vie de femme différenciée. Elle a certainement trouvé de son côté une compensation narcissique à être « l’enfant préférée du père » au sein du microcosme gravitant autour de lui mais on ne peut éviter de considérer que, dans une certaine toute-puissance, il l’a empêché de connaître d’autres hommes, de se marier et d’avoir des enfants, pour n’exister finalement que pour Jung. Cela est tellement vrai que si cela n’avait tenu qu’à Jung, il semble que toute trace de la vie de Toni Wolff aurait été effectivement effacée : il a détruit toute sa correspondance avec elle et l’a fait effacer de ses mémoires. Sa disparition a cependant été empêchée par les témoignages de nombreuses autres personnes, patients et amis, qui ont côtoyé Mme Wolff. Cette affirmation sur la nature possessive de Jung, dont Mr Trigano se fait le relai, doit être atténuée par le fait que l’on sait désormais qu’Aniéla Jaffé, sa dernière secrétaire, a effacé toute mention d’Emma Jung et de Toni Wolff de Ma vie, à la demande de la famille. Mais la nature inflationniste de la relation ressort en particulier d’une lettre de Jung à Carol Jeffrey dans laquelle il écrit que certaines femmes ne sont pas faites pour avoir des enfants mais pour apporter à l’homme l’inspiration et la renaissance spirituelle. Elles sont ainsi psychologiquement asservies à l’homme, comme une fonction  interne de sa psyché qui font d’elles son objet. C’est ce que Toni Wolff a été pour Jung.

On ne peut balayer ces faits sous le tapis au motif que cela aurait été d’époque toute vouée au patriarcat dominant. Il ne s’agit pas non plus de juger Jung mais il faut examiner quelles ont été les conséquences de cette inflation du masculin dans l’œuvre de Jung. On peut en souligner deux, qui se perpétuent chez nombre de jungiens. La première est une certaine confusion entourant les notions d’anima et d’animus. D’une part, l’anima de l’homme est volontiers glorifiée dans son rôle d’inspiratrice au détriment d’aspects plus prosaïques ou terrestres qui pourtant font tout autant partie de la féminité. Or nous l’avons vu, réduire le féminin à une fonction d’inspiration est une façon de dénier son indépendance de l’homme et sa véritable puissance. D’autre part, le masculin en inflation apparaît être volontiers en conflit avec l’animus de la femme, qu’il diabolise et auquel il reproche de lui disputer la suprématie. Il faut bien dire que les écrits de Jung sur l’animus frisent bien souvent la misogynie, ce dont curieusement les disciples se sont rarement distancés. Marie-Laure Colonna raconte ainsi dans un article[3] comment il sied volontiers dans les milieux intellectuels jungiens, surtout masculins bien sûr, de prêter aux hommes une Muse, mais beaucoup moins de reconnaître aux femmes un Génie. Agnès Vincent a exploré dans L’âme des femmes, un ouvrage collectif de femmes que je présenterai en détail dans un autre article, les voies d’une réhabilitation et d’une réappropriation de l’animus par les femmes.

La seconde conséquence non moins redoutable de l’inflation du masculin chez Jung relève de l’occultation du Soi par le masculin tout-puissant. Pierre Trigano s’appuie sur l’idée, à laquelle je souscris entièrement, qui veut que le Soi, en tant que centre harmonisateur de l’ensemble de la psyché, est la (re)découverte capitale de Jung. Il montre « comment le Soi, avant même que Jung ait pu forger son concept, travaille patiemment (et malgré son moi, pourrions-nous dire) à le guérir d’une grave dissociation. » Au fond, au-delà de l’histoire personnelle de Jung, c’est du Soi et de son œuvre dans la vie de Jung dont il est question dans Psychanalyser Jung. Les trois premiers chapitres du livre nous proposent une synthèse remarquable des idées entourant ce concept limite qu’est le Soi et met en lumière la contradiction de Jung qui serait porté, au moins initialement et comme toute notre civilisation, à assoir le moi sur le trône du Soi. Il nous fournit ainsi un exemple typique de cette inflation à méditer en pointant comment il est de bon ton chez ceux qui croient avoir compris de quoi il s’agit de parler de « mon anima », comme si le moi pouvait s’approprier la féminité intérieure, en faire encore une fois sa chose. Il dénonce ce trait dominant de la culture du développement personnel réduisant l’anima et l’animus à des attributs du moi (« mon » féminin ou mon « masculin ») alors que « le masculin est l’Autre dans l’inconscient de la femme et le féminin, l’Autre dans l’inconscient de l’homme. »

De la même façon , Mr Trigano souligne qu’il est « en fait impropre de parler de "mon Soi" ou de "ton" Soi, car en réalité le Soi est le centre transpersonnel unique qui nous traverse. » Il met à partir de là remarquablement en lumière la relation entre l’inconscient collectif, composé de l’ensemble des archétypes, et le Soi en tant que « centre ordonnateur et régulateur de l’inconscient collectif et de l’inconscient personnel. » Mais il n’est pas rare qu’un archétype tente de prendre le pouvoir au sein de la psyché, et c’est alors que, cet archétype tentant de s’installer à la place centrale du Soi, il entre en inflation comme la grenouille de Mr de Lafontaine qui cherchait à se faire aussi grosse que le bœuf. Le masculin, en tant que puissance d’affirmation tout particulièrement vouée à la recherche de la puissance, tombe facilement dans ce travers. Nous rencontrons tous un reflet de cette situation de désordre intérieur dans la façon dont nos sous-personnalités cherchent tour à tour à s’emparer du micro pour revendiquer d’être la personnalité totale, à être « moi ». Le piège est précisément de nous identifier à l’une ou l’autre de ces figures et de perdre de vue la totalité de ce que nous sommes. C’est ainsi que nous sommes possédés, au sens propre comme figuré, par un archétype qui, subjuguant le moi et le conduisant à se prendre pour le centre de la psyché, usurpe le trône qui revient au Soi. Or ce dernier, nous dit Pierre Trigano en nous en proposant une définition lumineuse, n’est jamais exclusif car il est « le véritable sujet supraconscient de la psyché, réunissant harmonieusement toutes ses figures. »

« Le Soi, « Dieu en nous », est (…) ce centre transcendant de la psyché qui amène au moi ce qu’il est, à savoir le point de vue de la totalité réunifiée  et harmonisée de tous les contraires qui affectent l’expérience humaine. Il est l’instance guide de la réconciliation. Il crée continuellement les symboles qui permettent au moi, pour autant qu’il les reçoive, de s’orienter dans le sens de la résolution de ses dissociations archétypales (…) Nous comprenons que, si le Soi est l’esprit directeur, il ne peut pas être lui-même inconscient, même si le moi n’est pas conscient de lui au départ. Il est la source de conscience transcendante qui procède paradoxalement du cœur même de l’inconscient, du centre vivant de la psyché, source de conscience guérissante à laquelle le moi peut s’ouvrir dans l’analyse, notamment en se penchant sur les symboles des rêves. »

Illustration originale de éphême
Je ne cacherai pas que la lecture de Psychanalyser Jung peut être dérangeante et ne saurait en tous cas laisser indifférent qui s’intéresse de près à Jung. C’est en cela qu’elle est salutaire car elle nous force à retirer nos projections, ce qui n’est jamais agréable, et à faire face à nos propres dissociations dans le miroir qu’elle nous tend. Il faut faire attention en effet dans nos tentatives de psychanalyser Jung, ou qui que ce soit, à distance car finalement, le risque est grand d’une projection dans le diagnostic même que l’on porte sur un être. C’est l’aventure qui est arrivée à Winnicott, qui au détour de son commentaire sur la psychose infantile de Jung s’est trouvé face à sa propre dissociation, et en a eu le crâne métaphoriquement fendu. Jung a souligné comment toute théorie psychologique, a fortiori sur autrui, est en fait « une confession subjective ». Lui-même était bien conscient de sa dualité intérieure, ce qui est un indicateur de bonne santé mentale, et a maintenu clairement que le jeu entre ses personnalités no1 et no2 n’avait rien à voir avec une dissociation au sens médical du terme. Or il se trouve qu’il en savait quelque chose car il a travaillé pendant une dizaine d’années avec des schizophrènes en institution psychiatrique. À plusieurs reprises, il s’est interrogé sur le risque d’être emporté par ses visions et de devenir fou. En cela, il était peut-être plus sain que la plupart d’entre nous.

Mais l’histoire de Jung est aussi la merveilleuse histoire d’une guérison par le Soi, qui peut donner une direction à quiconque se confronte consciemment à ses propres schismes intérieurs. Son génie a été de montrer que notre croissance psychique réclame que nous restions conscients de notre dualité intérieure , Ce n’est qu’en endurant la tension entre les opposés que nous pourrons trouver la voie du milieu et qu’un troisième terme salvateur indépendant de notre volonté pourra surgir. Une des grandes leçons que porte le livre de Pierre Trigano tient dans le fait que ce que la psychologie clinique nomme froidement dissociation est aussi synonyme de proximité avec l’inconscient collectif. Tout à coup, la dichotomie entre la personnalité no 1 du jeune Jung et sa personnalité no 2 qui lui semble sans âge prend tout son sens de proximité de l’âme, avec le danger que cela sous-entend pour l’incarnation sur terre. On retrouve là non seulement quelque chose du destin des chamans initiés par leur confrontation avec la blessure, mais aussi de l’exigence de James Hillman d’arrêter de pathologiser l’âme. Car si le jeune Jung avait été enfermé dans un diagnostic pathologique par un de nos psychologues contemporains, nous n’aurions pas eu de psychologie des profondeurs. On peut se demander si, au travers de nos pathologies mentales, le Soi ne tenterait pas de nous guérir, c’est-à-dire d’amener de nouvelles perspectives créatrices dans un monde profondément dissocié.

Pierre Trigano décèle ainsi tout au long de son livre les contre-tendances guérissantes du Soi à l’œuvre dans les rêves et les expériences de Jung. Par exemple, il souligne comment une tâche vitale de préservation de la conscience lui est assignée dans ce rêve célèbre où il avance avec peine dans une tempête en préservant une petite flamme qui risque de s’éteindre à tout instant tandis qu’il est poursuivi par une immense ombre noire. Le grand mérite de Jung est qu’il n’a jamais laissé s’éteindre la flamme et qu’il a osé la confrontation avec l’inconscient. Le Soi a œuvré de multiples façons pour permettre la guérison. La rencontre avec Freud, qui a été un autre père abusif, a été une occasion manquée. Finalement, c’est au travers de la rencontre intérieure avec Philémon et dans le déploiement de la vision qui lui est échue au travers de l’écriture des Sept Sermons aux morts que le Soi réaffirmera sa prééminence dans la vie de Jung et détrônera le masculin inflationniste. Mr Trigano nous offre une magnifique analyse des Sermons dans cette perspective, et montre que ce texte, au travers duquel le Soi se révèle, est porteur de guérison pour notre civilisation toute entière. En le relisant, je me suis demandé si nous n’aurions pas là toutes les caractéristiques de ce que les anciens appelaient un texte sacré. Il commence avec ces mots qui signent l’entrée dans une nouvelle époque spirituelle :

Les morts s’en revenaient de Jérusalem où ils n’avaient pas trouvé ce qu’ils cherchaient…

En conclusion, Pierre Trigano situe Jung dans ce qu’il appelle le « moment manichéen de l’humanité » et annonce que le tome 2 de Psychanalyser Jung montrera que la difficulté qu’il a rencontré « n’est rien moins que l’écho rapproché de la problématique collective de l’humanité pour intégrer enfin son être authentiquement humain. » Il s’agit de transmuter la dualité en union, et par-là, de naître à notre être humain véritable. Et comme le souligne magnifiquement l’auteur, pour cela, il s’agit moins d’être disciple de Jung que d’être disciple du Soi qui s’est exprimé par Jung et dans sa vie, ainsi que de tant d’autres façons, chez tant d’autres êtres humains. C’est à cette condition première du déboulonnage des idoles que chacun(e) de nous pouvons réaliser dans cette existence l’avènement plein et entier du Soi dont témoignait Osho quand il disait :

« Cela peut arriver ici et maintenant. (…) Cela m’est arrivé, cela peut vous arriver. Si c’est arrivé à un, cela peut arriver à tous. »

[1] D.W. Winnicott, « Memories, dreams, reflections by C.G. Jung », International Journal of Psychoanalysis, 45, 1964, p. 450-455.  Ce compte-rendu a été traduit et publié par Les cahiers jungiens de psychanalyse, numéro 78 (1993) : http://www.cahiers-jungiens.com/articles/document-compte-rendu-de-ma-vie-souvenirs-reves-et-pensees-de-c-g-jung/
[2] Il est question de ce rêve dans les Cahiers jungiens de psychanalyse, numéro 129 (2009). Article ici en accès libre : https://www.cairn.info/revue-cahiers-jungiens-de-psychanalyse-2009-2-page-81.htm

vendredi 7 juillet 2017

Du bon usage du désespoir


Si vous avez de la chance, à un certain moment dans votre vie, vous arriverez à un cul-de-sac complet.
Peter Kingsley [1]


Il arrive que nous désespérions, c’est inévitable. Il n’y a que les imbéciles qui ne désespèrent jamais car ils sont tellement pétris de certitudes que la réalité ne les touche pas. Dans ces moments, nous croyons volontiers que nous sommes plus éloignés que jamais de ce que qui peut donner sens et valeur à l’existence, c’est-à-dire cette denrée rare que l’on appelle sagesse. Pourtant, nous sommes rarement plus proches de la vérité que dans l’absence de tout espoir, qui est aussi l’absence de toute illusion. Mais le désespoir recèle des pièges, parmi lesquels la tentation de le fuir en s’ôtant la vie, et, non le moindre, celle de le nier en repeignant la réalité en rose avec de la pensée positive. Or cette peinture là s’écaille rapidement et s’avère sévèrement toxique : le désespoir est refoulé dans l’inconscient et se vengera tôt ou tard, cruellement. Il vaut mieux considérer avec Camus dans le mythe de Sisyphe que le suicide est la question fondamentale de la philosophie et regarder celle-ci en face, car au moins permet-elle la décision libre de l’âme de vivre, de s’engager dans la vie quoi qu’il en coûte, sans attente ni espoir.

Quand un de nos amis désespère, on a tôt fait d’essayer de colmater la brèche à coups de pensées positives : tout est parfait derrière les apparences, cela ira mieux demain, etc. Ce n’est pas faux d’ailleurs, mais ce n’est pas vrai non plus. Comme le soulignait Osho, une demi-vérité est bien plus dangereuse qu’un mensonge car l’inanité de ce dernier finit toujours pas sauter aux yeux. Mais la demi-vérité a les apparences de la vérité, et cependant elle évacue quelque chose du réel, par exemple la souffrance immédiate de notre ami qui n’est pas accueillie, respectée. Qu’offrir à un ami qui désespère sinon une écoute entière sans aucune interférence ni désir de se protéger de la nature corrosive de son désespoir ? Comme le suggérait Bruno Bettelheim à propos des enfants autistes, qu’il figurait comme étant au fond d’un puits : si nous voulons aider l’enfant à sortir du puits, il convient d’aller s’assoir avec lui dans le noir tout au fond, et de commencer par lui apporter le réconfort d’une simple présence silencieuse. Quand il sera prêt à remonter, il en trouvera la force, l’énergie.

C’est un mouvement naturel. J’ai déjà parlé, dans un article qui curieusement est le plus lu de ce blogue, de la nature terriblement douloureuse de la transformation[2] que l’on compare souvent à l’éclosion du papillon en oubliant l’agonie de la chenille. La psychologie des profondeurs souligne l’importance de l’œuvre au noir (nigredo) dans l’alchimie transformatrice de la psyché. Ce n’est que parce qu’il y a mort et putréfaction qu’il y a possibilité d’une nouvelle naissance. Nous touchons là à un point délicat : il ne s’agit pas d’esquiver la réalité du désespoir présent en cultivant l’espérance dans un futur meilleur. C’est la mesure dans laquelle le passage au noir est vécu maintenant pleinement et en conscience qui permet à autre chose d’émerger avec le temps. La loi psychique qui est à l’œuvre là est simplement celle du changement (impermanence) qui veut que quand quelque chose est vue, elle commence à se transformer. La meilleure façon de « fixer » quelque chose est simplement de refuser de la vivre, de la voir : tout ce à quoi je résiste persiste. Encore une fois, le refus de la réalité est bien plus dangereux que la réalité elle-même, quelle qu’elle soit. Le travail de conscience, c’est de regarder la réalité.

Nous confondons généralement le désespoir, c’est-à-dire l’absence pure et simple d’espoir, avec la tristesse et les émotions qui l’accompagnent bien souvent. Cela va avec le fait que, quand le désespoir est là et à moins que nous ne soyons libres de toute illusion, il nous faut faire le deuil de l’espoir, et comme tout deuil, celui-ci n’a rien de facile. Mieux, l’espoir est ce à quoi nous sommes en règle générale le plus attachés, la seule chose qu’on ne puisse nous ôter sans nous tuer. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, n’est-ce pas ? Nous sommes prêts à tout traverser, en autant qu’il y ait de l’espoir au bout, que ce soit l’espoir en un paradis après la mort, ou l’espoir en une vie meilleure, si ce n’est pour nous, au moins pour nos enfants. C’est comme cela qu’on nous mène par le bout du nez, avec un anneau dans les narines comme les vaches qu’on emmène à l’abattoir. On peut, bien sûr, cultiver l’espoir réaliste de gagner une grosse somme ou de finir un travail qu’on a entrepris, de recevoir un prix ou de gagner un combat. Mais si nous espérons que cela nous rendra heureux, nous nous fourrons le doigt dans l’œil et nous travaillons ou nous menons notre combat pour une mauvaise raison. Nous serons déçus et nous demanderons tôt ou tard : tout ça pour ça ? En matière spirituelle – et le bonheur, la joie, sont des réalités spirituelles – ce que nous ne réalisons pas maintenant, nous ne le réaliserons jamais.

Osho, que les ignorants prennent pour un vendeur d’espoir frelaté, disait :

« Je vous enseigne le désespoir. Car quand vous désespérerez vraiment, vous commencerez à célébrer la vie. »

Nous tenons là en effet un des meilleurs critères pour déterminer la valeur d’un enseignement spirituel : vous fourgue-t-on de l’espoir bon marché ? Avec la technique trucmachin, tout ira pour le mieux et vous serez guéri de toutes vos afflictions ! Marchez sur l’eau en 10 leçons… et autres : de l’art de vous enrichir sans rien faire. Il en faut, comme il faut des dessins animés pour les enfants. Mais personne n’est obligé de croire que les dessins animés sont la réalité. Leur fonction est d’aider les enfants à grandir et les adultes à faire preuve de discernement. Si un idiot vient se plaindre de s’être fait escroquer par un marchand d’espoir, il convient de lui enfoncer la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’il remercie l’escroc pour la bonne leçon qu’il lui a servi…

Luis Ansa, je l’ai déjà mentionné ailleurs, le disait magnifiquement :

« On vous manipule dès qu’on vous promet d’être autre chose que vous-même. »

Pour être plus précis, on pourrait dire qu’on nous manipule dès qu’on essaye de nous refiler un idéal. Et il ne s'agit pas là d'accuser qui que ce soit : nous sommes souvent notre meilleur manipulateur. Le bon usage d’un idéal, en autant qu’il soit nôtre, c’est qu’il peut nous permettre de déceler quelles sont les valeurs qui nous animent et d’élaborer une éthique, c’est-à-dire des règles de comportement qui expriment ces valeurs, qui incarnent dès maintenant cet idéal. Mais si nous achetons un idéal en croyant qu'il nous rendra enfin heureux, c’est toujours au prix de nous-mêmes, de notre réalité que nous sacrifions à l’idéal, et nous commençons à nous diviser entre ce que nous sommes, et ce que nous aimerions être pour satisfaire aux critères de l’idéal. L’idéal nous sert alors à entretenir une relation négative à nous-mêmes et nous nous jugeons durement parce que bien sûr, nous ne sommes pas idéaux. Et si l’idéal est renvoyé dans le futur, c’est comme si nous nous attachions une grosse pierre autour du cou avant de nous mettre à l’eau pour traverser un fleuve à la nage. Jung dénonçait les dangers de l’idéalisme, comme étant une drogue plus dangereuse que la morphine. Mais en plus, c’est une drogue contagieuse car les personnes intoxiquées à l’idéalisme n’ont bien souvent de cesse que de contaminer les autres avec leur idéal.

Il y a dans tout idéal une puissance tenant de l’inconscient collectif qui cherche à s’incarner. Beaucoup de groupes humains se constituent autour d’idéaux communs. Ce n’est pas nécessairement mauvais. Par exemple, les adolescents ont besoin du support de l’identité collective de la bande ou du groupe pour s’extraire de la matrice familiale. Mais chez les adultes, cela peut entraîner une dégénérescence certaine du néocortex qui se traduit par la nécessité d’attaquer les autres groupes pour assurer la primauté de l’idéal auquel on adhère. Cette barbarie est l’expression sociale de la violence que nous nous faisons à nous-mêmes à coup d’idéal. Mais nous ne nous torturerions pas ainsi si, sous couvert d’idéal, nous ne cultivions pas un grand espoir, que ce soit celui de parvenir à la félicité éternelle, la libération de nos mécaniques émotionnelles, la conscience absolue. Or, si notre idéal est justement de voir un jour la paix, l’amour et la conscience régner sur terre, il n’y a aucune autre voie permettant de l’envisager que celle qui commence dès maintenant par le fait immédiat d’incarner cette paix, cet amour et cette conscience dans notre relation à nous-mêmes. Et pour cela, il convient donc de balancer tout espoir par-dessus bord, et de s’individuer, c’est-à-dire d’être simplement soi-même, l’unique que nous sommes hors de toute normalisation par un idéal collectif, de toute identité grégaire.

Sur le plan spirituel, cette libération de l’idéal et cet abandon de tout espoir sont sans doute les plus grands pas que nous puissions faire vers la réalisation immédiate de la conscience éveillée, c’est-à-dire qui arrête de rêver, de se complaire dans des illusions. C’est la voie dite abrupte, qui ne prend pas de détour, ne réclame aucune austérité. Il s’agit d’arrêter de vouloir que le monde soit différent de comment il est, et avec le monde, la vie, les autres et nous-mêmes. Surtout nous-mêmes. Au fond, il s’agit de rendre à Dieu ce qui lui appartient, c’est-à-dire tout ce qui ne relève pas de notre décision consciente. Plus fondamentalement, et sans avoir besoin du subterfuge de Dieu pour cela, il s’agit d’entretenir enfin un rapport sain à la réalité, qu’il s’agisse de la réalité du monde, de la vie, des autres ou de nous-mêmes. Ce rapport sain tient dans un oui sans ambages ni réserves. Oui, car il ne peut en être autrement. Oui, car il ne sert à rien d’entretenir l’illusion que les choses pourraient être différentes, sauf à vouloir argumenter avec Dieu et, en ce qui concerne notre réalité, vouloir être un(e) autre, bref vivre dans l’irréalité.

Le poète Christian Bobin le dit merveilleusement :

« Il n'y a rien à trouver dans cette vie que le "oui" qui définitivement l'enflamme. »
 
Alors, comme le disait Osho, nous commençons à célébrer la vie, si belle dans ses ombres et lumières.

Chögyam Trungpa soulignait que, tant que nous marchons sur la voie spirituelle pour obtenir quelque chose, qu’il s’agisse du bonheur ou de quoi que ce soit d’autre, nous sommes pris dans les rets du matérialisme spirituel. Dès lors que nous essayons de nous servir de la spiritualité pour échapper à la réalité de la mort, de la souffrance, de nos insuffisances, de nos émotions négatives, nous nous mentons à nous-mêmes et nous travestissons la spiritualité, qui devient un emplâtre sur une jambe gangrenée. Le point de départ de la spiritualité, au moins dans sa perspective bouddhiste, est radicalement inverse : la première noble vérité du Bouddha dit l’universalité et l’inévitabilité de la souffrance. Une approche erronée car dualiste de ces enseignements a pu laisser croire que la voie spirituelle offrait une échappatoire à cette réalité, que le nirvana recherché était hors du monde. Pourtant, l’identité du samsara (monde transitoire) et du nirvana est maintes et maintes fois affirmée. Mais il est bien une voie hors de la souffrance, comme le laissent entendre les autres nobles vérités du Bouddha ?

Certainement. Elle est bien connue.

- Comment échapper à la brûlure ?, demanda-t-on à un sage chinois.

- Va droit au milieu du feu, répondit le sage.

- Mais alors, comment échapperai-je à la flamme ardente ?

- Aucune douleur supplémentaire ne te tourmentera.

Alan Watts, qui cite ce mondo (dialogue zen) dans son Éloge de l’insécurité, fait remarquer qu’il n’est pas besoin d’aller en Chine pour entendre de telles paroles de sagesse. Dante et Virgile font la même découverte dans la Divine comédie quand ils s’aperçoivent que la sortie de l’Enfer est en son centre même. Jung aimait raconter un rêve qui dit exactement la même chose :

Une femme reçoit l'ordre de plonger dans une fosse remplie d'un magma brûlant. Elle y va mais laisse une épaule dehors. Jung arrive et elle a un geste vers lui pour l'appeler au secours. Il lui crie en enfonçant son épaule dans le liquide en fusion: non pas en sortir, traverser !

Trungpa dit clairement que le non-espoir est le point d’entrée sur la voie, « l’essence de la folle sagesse ». Et la méditation, dès lors, ne consiste pas en fuir "par le haut" le magma de nos émotions brûlantes mais bien au contraire, à y plonger :

« La méditation ne consiste pas à essayer d'atteindre l'extase, la félicité spirituelle  ou la tranquillité, ni à tenter de s'améliorer. Elle consiste simplement à créer un espace où il est possible de déployer et défaire nos jeux névrotiques, nos auto-illusions, nos peurs et nos espoirs cachés. Nous produisons cet espace par le simple recours à la discipline consistant à ne rien faire. À vrai dire, il est très difficile de ne rien faire. Il nous faut commencer par ne faire à peu près rien, et notre pratique se développera graduellement. Ainsi la méditation est-elle un moyen de brasser les névroses de l'esprit et de les utiliser comme partie intégrante de la pratique. Pas plus que le fumier, nous ne jetons ces névroses au loin; au contraire, nous les répandons sur notre jardin, et elles deviennent partie de notre richesse. »[3]

Voilà la véritable non-dualité, qui ne consiste pas en nier l’existence de l’obscurité mais en voir comment les excréments de notre psyché peuvent servir à faire pousser de belles fleurs. Et nous avons là une indication du meilleur usage que nous puissions faire de notre désespoir tant qu’il s’orne encore de tristesse, de mélancolie, de peurs et de regrets. Il s’agit simplement de n’en rien faire, de nous assoir avec lui et d’écouter ce qu’il a à nous dire sur la vie, sur nous-même et sur la réalité du monde. Quand il aura fini son travail, nous pourrons célébrer l’existence en allant librement dans celle-ci sans éprouver le besoin de nous raconter des histoires et de recréer sans cesse une dualité conflictuelle avec ce qui est, c’est-à-dire avec la vérité. Et cela ne relève pas de l’idéal mais simplement du choix conscient, libre.

Pour approfondir cette réflexion sur le désespoir, je ne connais pas meilleur compagnon qu’un petit livre du philosophe André Comte-Sponville sur lequel je me dois d’attirer votre attention. Il fait partie, avec l’Éloge de l’insécurité d’Alan Watts, des trois livres que j’emmènerai sur une île déserte ou en prison si j’étais forcé de me restreindre à une telle indigence. Pourtant, c’est un tout petit livre, mais il est énorme dans ses conséquences. Il s’agit de :

De l’autre côté du désespoir.

Et il est sous-titré : Introduction à la pensée de Swâmi Prajnânpad.

André Comte-Sponville est un philosophe français ouvertement athée, à la façon un peu obtuse qu’ont les Français (je peux le dire, j’en viens… :-) de traiter souvent les question religieuses avec un intégrisme rationnel. Il est l’auteur d’un excellent Traité du désespoir et de la béatitude, et d’un non moins remarquable, mais beaucoup plus accessible Le bonheur désespérément, parmi de nombreux autres ouvrages. Mais son De l’autre côté du désespoir est selon moi son chef d’œuvre. Il y présente la vision de Swâmi Prajnânpad, qui a été le maitre d’Arnaud Desjardins, un maître spirituel qui a la vertu de ne s’embarrasser d’aucune religiosité. Prajnânpad, aussi appelé Swâmiji par ceux qui l’aiment, outre d’être un enseignant spirituel de tout premier ordre, est aussi l’inventeur  d’une technique thérapeutique faisant se rencontrer Védânta et psychanalyse. Il compte parmi les premiers en Inde à avoir lu Freud et intégré la notion occidentale d’inconscient. Il est impropre de parler à son sujet d’une « pensée », comme s’il avait un système philosophique à nous offrir; Swâmiji voit, et sa vision est ce que nous pouvons tous voir quand nous avons les yeux ouverts. La rencontre entre Comte-Sponville et Swâmiji tient de l’assemblage de matières fissiles qui produisent ensemble un mélange détonnant pour l’esprit : pour peu qu’on lise attentivement ce petit livre, il n’y a pas grande illusion qui puisse survivre…

La méthode de Swâmiji est fort bien résumée par un petit paragraphe que cite Comte-Sponville :

« La souffrance ou le désespoir est suivi par une réaction simplement quand ils ne sont pas ressentis pleinement et complètement, quand ils ne sont pas expérimentés totalement et sans aucune réticence. Quand, cependant, vous ressentez et expérimentez complètement et totalement le désespoir, aucune réaction ne suit. Rien d’autre n’est créé. Vous obtenez la réalisation complète, jnâna, l’illumination… »

En conclusion, il est bon de se rappeler quand nous souffrons de désespoir de ce qu’avançait Jung quand il disait que « toute rencontre avec le Soi est une défaite pour le moi ». Il explique aussi que bien souvent, quand nous souffrons, c’est le Soi qui souffre en nous car il est à l’étroit dans notre petite peau, notre monde étriqué. Dans cette idée, cela fait partie du service que nous pouvons rendre au Soi que de souffrir pour lui, avec lui, et de lui offrir notre souffrance en acceptant que, même si nous ne le voyons pas, cela a un sens. Et ce sens, que nous pouvons tout au plus tenter de discerner dans les rêves, tient souvent dans le saut évolutif que la vie exige de nous à un moment donné : serons-nous capable de création, c’est-à-dire de permettre à quelque chose de nouveau d’apparaitre dans nos vies, ou sommes-nous condamnés à répéter l’ancien ? Le Soi, dans ce qu’il a de divin, est précisément ce facteur toujours créateur de nouveau, de non-conditionné, qui fait paraître tout ce qui a été vieux, obsolète et voué à la mort, au renouvellement.
 

Parfois, ce sont les circonstances extérieures qui nous écrasent, notre monde qui s’effondre sur nous, et il importe que nous ne restions pas pris(e) sous les décombres. Parfois, c’est de l’intérieur que monte une impérieuse envie de mourir, de partir n’importe où plutôt que de rester dans cette peau, cette vie, ce monde, qui nous semblent étrangers à qui nous sommes vraiment. On peut entendre dans l’énoncé même de cette étrangeté, de cet exil intérieur qui est bien souvent au cœur du désespoir meurtrier, le fait que la vérité de notre être est en train de ressortir, de se dire. Il est recommandé dans ce cas d’aller avec le mouvement de transformation en veillant à ne pas faire mal à notre corps. Le mieux est souvent justement de permettre à ce corps d’exprimer le mouvement de vie qui le travaille, et de réduire le mental au silence, d’éviter de trop parler. Dans tout désir suicidaire, il y a une exigence d’une autre vie à laquelle il faudra, tôt ou tard et de préférence sans perdre l’être qui en accouche, donner voie. Cela vaut aussi pour toutes nos addictions, qui tiennent du suicide à petit feu. Mais alors, comme avec toutes les dépendances, il est nécessaire d’aller au fond du baril, jusqu’au bout du désespoir. Ce n’est qu’à cette extrémité, quand il n’y a plus d’espoir ni d’échappatoire, que le choix libre de vivre peut se poser.

Camus, au fond, ne tenait qu’un bout de la question quand il disait que le suicide est la principale interrogation de la philosophie. Car il y a encore un espoir là, qui tient dans la fin de la souffrance par la mort. C’est une autre fuite.  Mais comment vivre avec la réalité de la souffrance sans nourrir de peur ni d’espoir ? Là est la véritable interrogation, la seule qui vaille d’être répondue. C’est ce dont il est question quand nous nous engageons sur la voie spirituelle. Pas d’autre chose. Et si la question est bien posée, pleinement ressentie et complètement expérimentée, alors il devient évident que la voie n’a pas de but. Tout énoncé d’un but ne fait que projeter et différer la réalisation de la vérité dans le futur. Comme le dit Trungpa, « le but, c’est la voie. » Dôgen renchérit : « l’éveil, c’est la pratique. » Il s’agit simplement de trouver l’attitude juste avec ce qui est. Elle est juste en ce qu’elle n’écarte rien, ne s’accroche à rien et qu’elle n’est pas encombrée par l’espoir ou la peur. Au fond, il s’agit simplement d’être conscient de la vérité, de ce qui est. C’est la nature de la conscience. C’est une voie qui part d’ici et maintenant pour arriver à ici et maintenant en passant par ici et maintenant. C’est tout.

Le mot de la fin reviendra à Osho qui, justement, disait :

« Je ne vous promets aucun royaume des cieux. Rien ne vous est promis dans l’avenir. Votre héritage est déjà là, c’est votre vie. Aimez-la, respectez-la. »