samedi 21 novembre 2015

Pas de mots


Il y a des moments de vie, comme cela, où il n'y a pas de mots. Au-delà du chagrin, des larmes et de la colère, il y a le silence qui semble s'imposer comme seule façon de traverser le deuil sans ajouter à la cacophonie ambiante. Et puis du silence viennent quelques mots...

J'ai déjà dit (presque) tout ce que j'avais à dire ici après l'attentat qui a frappé Charlie.

Paris... c'est chez moi, c'est ma ville. Je l'ai quittée il y a longtemps, et j'y reviens toujours, comme à une amante de jeunesse. Au-delà de Paris, je suis solidaire de toutes les victimes de la guerre qui est en train d'incendier notre maison commune, cette petite boule bleue de la banlieue de la Voie Lactée qu'on appelle "la terre", de la même façon que les peuples qui se croient seuls au monde se désignent comme "le peuple". Je pense à Beyrouth, à Bamako, à Bagdad martyrisée, à Alep et Damas, au Soudan et à Gaza, à l'Afghanistan et à la Syrie...

Je ne désigne pas de coupables dont je pourrais me couper, comme s'ils n'étaient pas comme moi simplement humains : il n'y a que souffrances qui se propagent comme un feu de forêt, d'arbre en arbre, d'être en être, jusqu'à ce qu'il y ait assez de conscience pour arrêter de répandre le mal qui fait mal. Ce n'est pas avec des bombes qu'on règlera les problèmes créés par des bombes. « Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l'a engendré" disait Einstein. Il ajoutait : « La folie, c'est de se comporter de la même manière et d'attendre un résultat différent »

Ne soyons pas fous, mes amis...

Si les événements tragiques dont nous avons été témoins il y a une semaine peuvent prendre sens, je forme le vœu que ce soit dans la prise de conscience que partout, ce sont nos frères et nos sœurs, nos fils et nos filles, qui tombent sous les balles, qui meurent sous les bombes, et que nous avons l'urgent devoir d'arrêter cette folie. Il n'est qu'une seule façon d'y parvenir et c'est de travailler chacune et chacun sur nous-mêmes pour faire la paix dans nos cœurs et nous ancrer dans l'amour qui enveloppe tout. 

Souvenons-nous de ce qu'écrivait Etty Hillesum en d'autres temps d'obscurité (1942) :  

« C'est la seule solution, vraiment la seule, Klaas, je ne vois pas d'autre issue : que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu'il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu'il n'est déjà ».

Puisque enfin c'est la France que nous aimons qui a été attaquée et plutôt que de céder au réflexe digne du cerveau d'une oie qui fait marcher au pas des musiques militaires, drapons donc nos âmes dans le bleu de la liberté qui ne baisse pas la tête, le blanc de l'égalité qui accueille toutes les facettes de l'humanité, le rouge de la fraternité qui ne dément pas !

Cela fait déjà beaucoup de mots qui sortent de mon silence. Mais ils ont pour vocation de s'effacer devant ceux des enfants de cette classe d'école primaire du Calvados à qui leur professeur demandait lundi : « qu'est-ce qui demeure après cette horreur, qu'elle n'a pas fait et ne fera pas disparaître ? ». Leur réponse tient dans cette image :


Pour conclure ce billet, je songe, comme à un baume offert par les profondeurs, à un rêve que rapportait Etienne Perrot dans Le péril nucléaire et que j'ai déjà cité dans un article sur la paix dans le cœur :

« Un cataclysme vient de s'abattre sur la terre, on ne précise pas lequel, peut-être est-ce une guerre, un séisme. L'humanité est plongée dans la souffrance et dans l'angoisse. Les grands s'agitent, les décisions pleuvent, mais la situation demeure sans issue. Dans un coin retiré, trois simples d'esprit sont accablés d'entendre les pleurs autour d'eux. Ils souffrent comme les autres, d'une souffrance qui dépasse leurs personnes, comme s'ils portaient sur leurs pauvres épaules le poids du monde en désarroi; mais que faire ? Ils sont tellement impuissants...

« Venez, dit l'un d'eux, entrons et asseyons-nous autour de la table, l'inspiration nous sera peut-être donnée. » Les voilà tous les trois assis autour de la pauvre table d'une pièce sombre. Une faible ampoule projette leurs ombres immobiles sur les murs. Ils restent là, la tête dans les mains, le front plissé, les coudes enfoncés dans la table, tous les trois serrés l'un contre l'autre et fondus en un seul par l'ardeur de la foi qui est dans leurs cœurs. Ils souffrent, ils cherchent sans parole, sans penser, à l'intérieur d'eux-mêmes, sans que rien de ce qui se passe à l'extérieur ne vienne troubler leur méditation silencieuse.

Cela a duré un très long temps et voilà qu'un matin, un jeune homme jaillit plein d'enthousiasme. Il crie, il chante, il embrasse les trois innocents étonnés et les entraîne dans une danse folle : « C'est fini ! Comment ? C'est grâce à vous et vous ne le saviez pas ? C'était de chaleur et uniquement de chaleur que les hommes avaient besoin pour que la paix revienne. Et c'est de cette concentration innocente, de cette immobilité active qui était la vôtre que cette chaleur est née. D'abord imperceptible, elle s'est intensifiée et rayonne maintenant par-delà les frontières, activée au fur et à mesure que votre recueillement se faisait plus intense. » »

Puissions-nous retrouver cette simplicité d'esprit et de cœur qu'ont les enfants et qui seule saurait sauver le monde de notre propre folie. Revenons au silence. 

Méditons ensemble.



vendredi 6 novembre 2015

Sortir de la dualité


Dans une autre vie, parallèle à celle que je vis en tant qu’interprète de rêves, je suis informaticien, c’est-à-dire passionné de logique. Cette contradiction apparente entre l’irrationalité du rêve et la rationalité de l’ordinateur n’étonne que les esprits unilatéraux incapables de concevoir que nous avons deux hémisphères cérébraux – l’un dédié, pourrait-on dire, à la raison et l’autre à la vie des images –, et surtout que les deux s’équilibrent et se complètent de la même façon que nous marchons sur deux jambes. Pour développer une intelligence globale, il faut chercher à faire travailler ensemble cerveau gauche et cerveau droit, et surtout prendre conscience de ce qui les dépasse. Le chemin pour y parvenir est connu depuis longtemps et consiste à s’ancrer dans les profondeurs d’un silence d’où l’on peut observer l’activité de notre conscience. C’est ce qu’on appelle la méditation et, quand elle survient, on entre dans un espace que l’on peut qualifier à bon droit de supraconscient ou « supramental », non pour se gargariser avec de nouveaux concepts, mais pour désigner le fait de développer une conscience de la conscience.

Dans ce sens, il est particulièrement intéressant de considérer l’ordinateur comme une métaphore de notre mental. D’une part, c’est le prolongement de l’idée qui veut que tous les outils dont s’est dotée l’humanité soient le prolongement d’un de ses organes : la pelle prolonge le bras, la voiture et tous les moyens de locomotion les jambes, et l’ordinateur – dont le nom rappelle que nous lui confions la tâche de tout ordonner, d’être le grand ordonnateur de notre monde – est une piètre imitation de notre cerveau. On y retrouve deux composantes fondamentales du mental : la mémoire et la capacité de processus symbolique, c’est-à-dire de manipulation d’informations au travers de références langagières. Mais surtout, l’ordinateur est foncièrement binaire : toute sa logique repose sur une combinaison de 0 et de 1, de « oui » et de « non » – son fonctionnement est une merveilleuse expression de notre mental dualiste.

Cette logique binaire n’est pas cantonnée aux ordinateurs. Elle imprègne toute notre vie, en particulier en Occident où notre esprit a été, pour la plupart, coulé dans un moule aristotélicien : notre pensée repose sur le principe de non-contradiction cher à Aristote et qui veut que si un énoncé n’est pas vrai, il est nécessairement faux. Cela ne vaut pas que pour des discussions métaphysiques sur l’existence de Dieu, à qui il n’est pas laissé d’autre choix que d’exister ou de ne pas être, mais s’applique aussi par exemple dans nos relations : « Soit tu m’aimes, soit tu ne m’aimes pas », il n’y a pas d’entre-deux. Si l’on n’y prend pas garde, tout dans le monde est blanc ou noir, bon ou mauvais, objet d’attraction (j’aime) ou de répulsion (je n’aime pas), et le mental colore la réalité avec la dualité ; dès lors, le corps et l’âme sont nécessairement complètement distincts, sinon disjoints, tout comme l’humain et le Divin, le bien et le mal. Pourtant, dès lors qu’on ne prend plus la carte pour le territoire[1], on voit avec Nietzsche, pour ne prendre que cet exemple, « la contradiction logée au cœur du monde »[2].

Je m’intéressais depuis longtemps à ces questions quand j’ai lu un jour qu’en Orient, on utilise depuis longtemps une logique quaternaire offrant une voie de sortie hors de la dualité. Ce n’était qu’une mention au détour d’un paragraphe, mais elle m’a jeté dans une recherche de plusieurs années pour assimiler de quoi elle parlait. Bien sûr, pour le jungien que j’étais alors, l’évocation d’une quaternité sonne une cloche : quatre est le nombre qui signe la totalité, comme dans les quatre saisons, les quatre directions, etc. J’ai trouvé assez vite de quoi alimenter ma curiosité : le tétralemme, qui explore les quatre positions à partir desquelles on peut considérer un énoncé, est connu depuis l’Antiquité. Le mot « tétralemme » vient du grec tetra (quatre) et lemma (propositions) et désigne la matrice mentale qui regroupe les quatre points de vue à partir desquels on peut appréhender n’importe quelle affirmation.

J’ai cru longtemps qu’il ne s’agissait là que d’un jeu intellectuel amusant, mais il s’avère que c’est le cœur de l’école de méditation Madhyamaka, la « voie du Milieu », une des branches du bouddhisme Mahayana fondée par un génie de la dialectique nommé Nagarjuna. Ce dernier pratiquait une sorte de kungfu mental qui en faisait un spécialiste de la démolition de toute affirmation conceptuelle. Mais c’est avec Richard Moss et son travail sur la conscience que j’ai enfin compris la portée pratique de cet outil, qui s’applique aussi à la vie de tous les jours.
  

Quelle que soit la proposition examinée, on peut considérer quatre possibilités. Soit elle est vraie, soit elle est fausse. Jusque-là tout va bien, dirait Aristote. Cependant il est possible de considérer qu’elle peut aussi être vraie et fausse – Aristote s’en étrangle, mais la lumière, par exemple, s’en accommode très bien en étant à la fois onde et particule. En Occident, Hegel est parvenu à ce point avec sa dialectique faisant émerger la synthèse de la confrontation de la thèse avec l’antithèse, mais il n’est pas allé au-delà. Or, il est possible aussi de sauter à pieds joints hors de la mécanique conceptuelle en ajoutant que notre proposition peut aussi être ni vraie, ni fausse. Qu’est-elle alors ? Un énoncé qui n’a aucun sens hors du mental qui l’énonce. Par exemple, considérons la croyance suivante :

A : Le ciel est bleu.

C’est une affirmation qui s’appuie généralement sur l’évidence : on regarde dehors en levant la tête pour en convenir. Cependant elle n’est vraie que dans un contexte précis : de jour et sans nuages pour cacher l’espace à notre vue, et encore faut-il qu’on ne soit pas atteint de cécité. Dès que le temps se couvre ou que la nuit tombe, elle n’est plus vraie. Mais surtout, elle pose un problème de définition conceptuelle : qu’est-ce que le ciel ? Comment le saisir pour vérifier cette affirmation ?

En réalité, le bleu du ciel est le résultat de la diffusion de la lumière blanche du soleil dans l’atmosphère. Cependant l’atmosphère n’est pas bleue pas plus que l’espace environnant notre planète. Dès lors que l’on quitte le socle de l’évidence empirique immédiate, on est en droit de nier cette affirmation :

Non-A : le ciel n’est pas bleu.

Cependant, cette position est elle aussi insatisfaisante car elle n’est pas capable d’intégrer la métaphore de l’expérience quotidienne. Tout dépend de ce qu’on entend là par « le ciel ». Aristote, c’est la logique du OU. Le ciel est bleu OU il n’est pas bleu. Il n’envisage pas le ET, qui conduit à la troisième proposition du tétralemme :

A ET Non-A : le ciel est bleu et n’est pas bleu.

Le ciel est bleu sur un plan d’expérience immédiate quand on regarde dehors un jour où le ciel est dégagé, mais il n’est pas bleu en soi – il n’est rien là qui puisse être bleu ou de quelque couleur car le ciel n’est pas un objet matériel, c’est une construction mentale à partir de notre expérience. Dès lors que cela est compris, il est aisé de passer à la quatrième proposition du tétralemme :

Ni A Ni Non-A : ni le ciel est bleu, ni le ciel n’est pas bleu.

Parce qu’au fond, c’est une fausse question. Encore une fois, il n’est rien là qui puisse être de quelque couleur que ce soit car la couleur est une propriété des objets matériels. On mélange des concepts qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, qui n’appartiennent pas au même plan. « Le ciel est bleu » est une métaphore poétique qui n’a aucune autre portée que de dire : « Il fait jour et le ciel est dégagé maintenant », mais la négation de cette affirmation ne fait que dénoter l’incapacité à saisir la métaphore pour discuter de concepts qui n’ont aucun sens ensemble.

Pour un autre exemple de ce dilemme, considérez la proposition qui veut que le soleil se lève à l’Est. C’est vrai sur un certain plan de notre expérience, mais l’astronomie montre que cela n’a aucun sens de dire que le soleil se lève comme si, après une bonne nuit, il commençait sa journée comme nous le faisons nous-mêmes. Dire que le soleil se lève est une simple projection, mais l’astronomie démontre qu’en fait, notre planète tourne sur elle-même et que cela donne l’illusion d’un mouvement du soleil. D’une affirmation à l’autre nous avons changé de plan de référence. Dès lors, il est évident qu’on peut à la fois conjoindre ces deux points de vue pour affirmer qu’ils sont tous les deux valables, ou éclater de rire en reconnaissant qu’hors de ces points de vue relatifs, l’objet de notre discussion n’a aucun sens.

Tout cela, encore une fois, peut sembler tenir du jeu intellectuel sur les mots et avec les concepts, mais pourtant, la majeure partie des conflits dans lesquels nous sommes empêtrés tant individuellement que collectivement tient à de telles questions de sémantique. Elle m’aime. Non, elle ne m’aime pas. Je suis reconnu à ma juste valeur. Je ne suis pas reconnu à ma juste valeur. Dieu existe et il s’appelle Ubu ! Non, il n’existe pas ! Et ainsi de suite, ad nauseam. Si les discussions sur Dieu et ce qu’il mange au petit-déjeuner ne faisaient des morts tous les jours, ce ne serait pas bien grave. Ces morts sont victimes du mental, de la dualité dans laquelle les bourreaux sont identifiés à un pôle ou l’autre de la dualité. Si nous voulons éviter d’être ainsi possédés et aveuglés par le mental, il nous faut remettre en questions toutes nos croyances, c’est-à-dire examiner leur contraire et comment la contradiction peut être dépassée, transcendée.

Le tétralemme est particulièrement utile sur le plan philosophique et spirituel si l’on veut dépasser le dilemme entre rationnel et irrationnel sans retomber dans le prérationnel, c’est-à-dire des croyances qui sont incapables de considérer le point de vue rationnel et scientifique. Jean-Yves Leloup établit dans son commentaire[3] de la Théologie mystique de Denys un lien entre le yoga intellectuel auquel nous invite le tétralemme et la voie apophatique et mystique qui écarte toute affirmation sur le Mystère d’Être. Toute affirmation d’ordre spirituel, comme par exemple « Dieu est Amour », se révèle tout à la fois dire quelque chose de la Vérité et la voiler. On retrouve ici la même démarche qu’avec les rêves qui, dans un même mouvement, déguisent la vérité qu’ils symbolisent et rendent manifeste. Mais le tétralemme offre un moyen de traverser les voiles sans se laisser arrêter par aucun d’entre eux, pour aller enfin jusqu’au tremplin qu’offre la quatrième position. Comme un plongeoir de piscine, le « ni-ni » (neti neti) permet de plonger dans le vide des mots, la vacuité de tous les concepts, le silence à partir duquel il devient amusant de regarder le mental jouer et se prendre dans ses propres nœuds.

C’est un peu comme si on avait toujours porté des lunettes avec des barreaux, et que soudain l’inspiration nous prenait de les poser et de regarder ce qui nous entoure avec des yeux nus. Les concepts peuvent être utiles, mais avons-nous besoin d’en porter tout le temps ? La psychologie prouve que toute croyance porte son contraire. Toute vérité est une demi-vérité qui est complétée par son contraire, dit Jung, et même cette vérité doit être tempérée par son contraire pour éviter un relativisme absolu. C’est une question de polarité énergétique : si j’affirme quelque chose, son contraire est immédiatement activé, ne serait-ce que dans l’inconscient.

Richard Moss raconte un rêve qu’il a entendu quand il aborde ce sujet. C’est une femme qui a rêvé qu’elle voyait un homme accoucher de deux enfants jumeaux, et l’un d’eux était dérobé. La rêveuse devait tout faire pour informer l’homme de la situation et l’aider à retrouver le jumeau manquant, malgré l’opposition d’une infirmière chef. Il explique que ce rêve montre comment l’esprit (l’homme du rêve), quand il accouche d’un concept, met au monde une paire de jumeaux. Cependant le mécanisme d’identification de la psyché fait que l’un des deux termes disparait : un concept devient « vrai », il est « notre » croyance, et dès lors nous perdons de vue la totalité qui inclut l’autre jumeau, l’ombre de l’idée qui nous semble vérité. Dès lors, explique Richard, le travail de création de conscience consiste à écouter l’inconscient dans les rêves et dans le corps, et réclame de se dés-identifier d’avec le mental, c’est-à-dire de nous détacher de nos pensées, de nos croyances et nos concepts.

Plus j’éprouve le besoin de mettre l’emphase sur une croyance, plus j’investis d’énergie pour en nier le contraire. Or, notre bien-être et notre paix intérieure dépendent pour beaucoup de notre rapport à nos croyances : certaines d’entre elles peuvent nous faire souffrir, d’autres nous rendre heureux. C’est sur ce point que des enseignants de pleine conscience comme Richard Moss, mais aussi Byron Katie[4] et Eckhart Tolle, amènent des compréhensions et des techniques particulièrement précieuses. Richard démontre comment la vérité la plus fondamentale de n’importe quelle croyance, c’est ce qu’elle nous fait ressentir, l’émotion qu’elle suscite en nous. Quelle que soit la portée de la croyance, ce qui fait que nous allons nous identifier à elle, la croire vraie sans considérer aussi son contraire, c’est qu’elle nous fait nous sentir d’une certaine façon. Au fond, la croyance est une histoire que nous nous racontons pour interpréter la réalité. Il y a toujours plusieurs façons d’interpréter la réalité, mais nous sommes attachés à cette histoire, même si elle nous fait éventuellement souffrir.

La pensée « elle m’aime » m’emplit d’aise. La pensée complémentaire « elle ne m’aime pas, elle n’aime qu’une image qu’elle a de moi » déclenche de la souffrance. Je ne suis cependant pas obligé de m’identifier à l’une ou l’autre de ces croyances, je peux observer leur jeu, voir comment l’une appelle l’autre – la lumière ne saurait danser sans l’ombre. La clé qu’offre Richard Moss pour se détacher de nos croyances est d’observer comment elles nous font nous sentir dans notre corps et dans nos émotions. Des techniques psychologiques de pointe comme le Focusing vont dans le même sens qui consiste à observer l’interrelation entre le mental et le corps ; dès qu’un mot juste est posé sur une sensation, c’est comme si l’idée inconsciente qu’elle manifestait était alors libérée et l’énergie bouge, la sensation change. Qu’il s’agisse d’observer comment la croyance génère un senti ou comment le senti recèle une image ou une histoire, l’objectif est de développer une présence attentive à ce qui se passe en nous dans le présent, car le senti est toujours dans le présent, nulle part ailleurs.

Nous sommes alors le témoin de l’union du mental actif et masculin avec le senti réceptif et féminin. L’enfant est de conscience pure qui englobe les deux et leur mouvement. Dans le travail du Mandala de l’Être[5] de Richard Moss, on examine ainsi chaque croyance en prenant le temps de ressentir aussi profondément que possible ce qu’elle nous fait ressentir. Pour cela, nous regardons en particulier ce qui nous fait penser que cette croyance est vraie, et comment nous nous sentons avec cette croyance.

Elle ne m’aime pas, la preuve c’est la façon dont elle me traite, comment elle m’a parlé l’autre soir… Quand je pense cela, je me sens misérable, la gorge serrée et le souffle court. J’ai envie de pleurer, et par moment les poings qui se serrent…

Puis on examine son contraire, comment nous nous sentons avec l’opposé de la croyance. Pour cela, on examine aussi les preuves – c’est un jeu très amusant que de partir à la recherche d’indices qui vont dans le sens contraire de notre perception. On peut aussi travailler avec l’interrogation : comment je me sens sans cette croyance ?

Elle m’aime. Il n’y a qu’à voir comment elle me regardait l’autre jour, et puis elle ne mettrait pas autant de passion dans nos disputes si elle ne m’aimait pas… ah, comme cette pensée me détend... Je retrouve un souffle ample, j’ai un sourire qui vient du fond du cœur et de l’énergie dans les jambes.

Pour poursuivre l’exercice en ancrant le tétralemme dans le corps, on peut alors prendre chaque croyance dans une main et les soupeser avec un peu d’imagination, prendre le temps d’en ressentir une, puis l’autre, puis les deux ensemble. Qu’est-ce que cela fait d’être l’espace mental qui contient ces deux croyances ? 

Cela n’a l’air de rien, mais ce genre d’exercice modifie le câblage neuronal qui nous fait prendre une croyance ou l’autre pour une vérité évidente. Puis on peut rapprocher les deux mains tout doucement jusqu’à les réunir devant le centre de la poitrine, les mains jointes en namasté , ou sur le cœur. À ce point, nous avons commencé à dissoudre la dualité pour l’amener à un point d’unité paradoxale et réaliser ainsi la troisième position du tétralemme. Alors, après avoir pris le temps de bien ressentir ce que cela fait en dedans de réunir les deux pôles, on peut enfin imaginer libérer ces croyances comme on laisse s’envoler des oiseaux, en écartant les mains et en les ouvrant vers le ciel. C’est une façon de dire à notre subconscient que nous sommes libres des formes mentales dans lesquelles nous étions tentés d’enfermer la réalité, et que nous les laissons aller librement. Alors, dans l’espace ainsi ouvert, il est possible d’entendre le silence en dedans, de goûter la paix hors du mental.




Je vous invite à faire l’expérience avec n’importe quelle croyance qui vous tient à cœur.

Cette technique est une façon imparable de déboguer notre mental quand il est mal pris avec une croyance qui nous fait souffrir. Parole d’informaticien.  



[1] Une citation d’Alfred Korzybski, inventeur de la Sémantique générale. Il a inspiré en particulier les romans de A. E. Van Vogt dans la série Le Monde des Ā (prononcer « non-A »), où il offre une introduction plaisante à cette philosophie qui bat en brèche la logique aristotélicienne.
[2] Nietzsche, La naissance de la tragédie.
[3] Jean-Yves Leloup, Un obscure et lumineux silence, Albin Michel.
[5] Richard Moss, Le Mandala de l’Être, Albin Michel.