samedi 8 août 2015

Amoureux du mystère


On prête à Malraux d’avoir dit : « Le XXIème siècle sera mystique ou ne sera pas ». Il y a plusieurs variantes de cette citation qui circulent, les plus courantes évoquant un siècle nécessairement « religieux » ou « spirituel ». Malraux lui-même aurait récusé cette formule, refusant de l’endosser, mais l’essayiste catholique André Frossard affirme l’avoir entendue de sa bouche, et qu’il était bien question de « mystique »[1]. Peu importe finalement car ce qui est vraiment intéressant, c’est la façon dont cette pseudo-prophétie a marqué les esprits, résonnant avec l’inconscient collectif de notre époque. Mais qu’est-ce à dire ? Que signifie ce terme « mystique », qui est volontiers considéré comme synonyme de « fumeux » par les tenants de l’idéologie scientiste aujourd’hui dominante ?

Il y a eu de tout temps des hommes et des femmes en recherche d’une expérience directe du mystère numineux à l’origine de toutes les religions. Dans toutes les traditions, on retrouve des courants indépendants des dogmes établis et étonnamment semblables en termes de pratiques spirituelles, que l’on qualifie de mystiques par opposition à l’orthodoxie instituée. On peut mentionner, par exemple,  l’importance souvent méconnue de la tradition soufie dans l’islam, qui est aussi la première victime du fanatisme wahhabite qui se prétend seul détenteur de la vérité. C’est, pour faire bonne mesure, un fanatisme similaire qui a condamné Maître Eckhart en Occident chrétien. Or, il semble qu’à l’origine de toutes les religions, il y ait l’expérience intérieure d’une réalité numineuse vécue par quelques individus, que le formalisme religieux tente dans un premier temps de saisir et d’exprimer avant de généralement chercher à l’étouffer en posant un couvercle dogmatique sur la réalité de l’expérience.

Pour ma part, je propose une compréhension poétique de ce terme « mystique » qui veut simplement que le mystique soit un amoureux du mystère d’être, le mystère qui nous fait vivre.

Étymologiquement, le mot « mystique » provient au XIVème siècle du latin mysticus qui vient lui-même du grec mustikos, « qui concerne les mystères ». Le dictionnaire[2] propose plusieurs définitions dérivées de cette étymologie :

-       Est mystique ce qui a un sens caché, relatif aux mystères de la religion ou à une réalité supérieure invisible. Le sens mystique est alors opposé au sens littéral.

-       Le mystique recherche l’union immédiate avec Dieu.

-       La mystique constitue l'ensemble des pratiques et des connaissances conduisant à l'union immédiate de l'âme avec Dieu.

Malheureusement, ces définitions ont le même rapport avec l’expérience mystique que la formule chimique H2O avec le fait de boire de l’eau. Le problème de l’intellect est qu’il ne peut aborder les choses que de l’extérieur et tenter d’en faire un objet mental et par là-même manipulable. Or, la mystique défie précisément toute forme d’appréhension rationnelle et ne peut être abordée que de l’intérieur. Mystère et mystique ont pour racine commune le verbe grec mueô qui signifie « rester muet, silencieux ». Le mystère est ce devant quoi on se tait, et le mystique est celui qui fait silence en lui-même devant le mystère. Le silence est la barrière à laquelle s’arrête l’intellect sur ces questions.

Une autre difficulté est le vocabulaire religieux qui entoure la mystique en Occident car celle-ci n’a que peu à voir avec le théos, le Dieu de la théologie : elle s’intéresse plutôt à la gnose, c’est-à-dire à la possibilité d’une connaissance directe du divin mystère. Les gnostiques chers à Jung étaient des mystiques. En Orient, le bouddhisme, en particulier chan (zen), et le taoïsme développent depuis longtemps des pratiques et des visions que l’on peut qualifier de mystiques et qui ne s’embarrassent pas de discussion théologique. Maître Eckhart posait clairement le problème quand il s’écriait : « Ô Dieu, délivre-moi de Dieu ! », c’est-à-dire de l’idée de Dieu. Dans toutes les mystiques, il s’agit d’abord de faire le vide, d’évacuer les dogmes et les idées reçues, pour ouvrir un espace de silence qui accueillera éventuellement la grande expérience. À moins que le silence lui-même ne se révèle justement être l’expérience.

Nous sommes, en ce début de XXIème siècle qu’anticipait Malraux, dans une position singulière envers la mystique car pour beaucoup d’entre nous, ce vocabulaire religieux ne signifie plus rien, et cependant plus que jamais peut-être le besoin qu’adressent les pratiques mystiques n’a été aussi criant. L’apport de Jung et de la psychologie des profondeurs est justement de jeter un pont entre notre modernité et ce qu’il pouvait y avoir de vital dans les conceptions religieuses du passé. C’est un pont tout symbolique, qui peut être rapproché de la démarche mystique en cela qu’il exige de dépasser le sens littéral des images. En termes psychologiques, quand il est question d’invisible, nous pouvons aussi bien parler d’inconscient si cela nous sied : c’est toujours l’inconnu et dans une grande mesure, l’inconnaissable, dont il est question.

Aujourd’hui, tandis que nous sommes pris d’une façon inédite entre la sécheresse de la rationalité régnante et le retour du fanatisme religieux, nous pouvons, sinon devons, considérer la possibilité d’une spiritualité agnostique, c’est-à-dire fondée au premier chef sur le « je ne sais pas ». Ce serait alors une spiritualité nécessairement mystique. En effet, la voie mystique – car la mystique est une voie, un chemin vers le cœur du mystère, et non, encore une fois, un système ou un dogme figé qui prétendrait circonscrire ce dernier – est une voie d’inconnaissance. Au contraire des croyants qui se gargarisent d’affirmations sur le mystère ultime, les mystiques arpentent la via negativa qui refuse de dire quoi que ce soit à ce sujet. En termes traditionnels, ils dénient toute possibilité de qualifier Dieu et s’en tiennent au « neti, neti » (ce n’est pas cela, ce n’est pas encore cela) des méditants hindous. Cette approche dite apophatique n’est pas propre à l’Orient, loin s’en faut. Par exemple, le texte fondateur de la mystique chrétienne, le Traité de la théologie mystique de Denys l’Aréopagite (VIème siècle), invite ainsi à un abandon de toute préconception :

« Pour vous, ô bien-aimé Timothée, exercez-vous sans relâche aux contemplations mystiques ; laissez de côté les sens et les opérations de l’entendement, tout ce qui est matériel et intellectuel, toutes les choses qui sont et celles qui ne sont pas, et d’un essor surnaturel, allez-vous unir, aussi intimement qu’il est possible, à celui qui est élevé par-delà toute essence et toute notion. Car c’est par ce sincère, spontané et total abandon de vous-même et de toutes choses, que libre et dégagé d’entraves vous vous précipiterez dans l’éclat mystérieux de la divine obscurité. »

Toute la « méthode » mystique est ici résumée. Remarquons qu’elle conduit à envisager un paradoxe, ici figuré poétiquement comme « l’éclat mystérieux de la divine obscurité ». Le psychologue pourra reconnaitre là une description typique de l’inconscient, tout à la fois obscur et recélant pourtant d’innombrables scintillements de conscience, analogue à la nuit piquetée d’étoiles. Toutefois, il ne s’agit pas de réduire le mystère dont il est question à un énoncé psychologique mais plutôt, à l’inverse, de rappeler comment la psychologie elle-même conduit à envisager une réalité paradoxale, le Soi, qui inclut et dépasse les contraires. Beaucoup de mystiques, de différentes traditions, parlent de la Ténèbre qui enveloppe l’Être Suprême qui lui-même est au-delà de l’obscurité et de la lumière, dans une métaphore que nous pouvons reformuler en évoquant l’écrin que l’inconscient offre au diamant du Soi, qui réunit le conscient et l’inconscient. Dans un langage ou l’autre, ce ne sont que métaphores, c’est-à-dire de pauvres habits jetés sur la nudité insaisissable de la réalité.

Plus radicalement, il apparait que toute investigation sérieuse du réel débouche dans un vide paradoxal. Pour la physique, par exemple, la lumière est à la fois corpusculaire et ondulatoire, l’univers peut être décrit aussi bien par la relativité que par la physique quantique – qui sont des théories pourtant apparemment contradictoires –, la conscience est imbriquée de façon inextricable avec la matière et le vide semble recéler énormément d’énergie. Et quand les mystiques désignent Dieu comme étant transcendant, ils disent finalement que notre existence découle d’une source impensable et indescriptible, échappant à toute représentation, car au-delà de la dualité des contraires. Ils n’ont d’autre but que d’arracher le voile d’illusions qui nous fait nous identifier à un contraire ou à l’autre et, par là, nous sépare du mouvement immobile de la totalité. Au fond, c’est encore là un paradoxe, comme chercher à voir en s’arrachant les yeux, car il s’agit de chercher à connaitre la réalité au-delà de la représentation mentale qui nous permet de percevoir cette réalité. Mais c’est donc un paradoxe vécu par les mystiques, qui ne s’embarrassent pas de théories !

En terme contemporains, il sera donc moins question de Dieu et de l’union de l’âme avec son Bien-Aimé que d’éveil et de réalisation de soi ou d’individuation. Or, dans « réalisation », il y a le Réel, c’est-à-dire ce que la tradition religieuse nommait le Vrai, désigné comme tel car il est la vérité permanente sous la ronde des illusions sans cesse changeantes. Du point de vue mystique, et donc non conceptuel mais expérientiel, vivant, c’est toujours un processus mettant fondamentalement en jeu la conscience, qui cherche à élargir sa perspective jusqu’à envisager la totalité paradoxale du Réel. L’expérience de l’union se traduit de différentes façons, en fait d’autant de façons qu’il y a d’individus, mais elle se représente toujours comme conjonction du moi et du Soi, de l’humain et du Divin, du sujet de cette vie avec le Un.

Or, l’œuvre ne serait pas même envisageable s’il n’y avait dans l’inconscient une pulsion fondamentale, un appel lancinant que la mythologie a souvent symbolisé comme la secrète nostalgie de l’exilé. Elle ne serait pas possible si le mystère lui-même ne se révélait être vivant et vouloir être connu, et nous guider soit en nous faisant rencontrer le maître de méditation adéquat, soit en nous mettant en contact avec notre maître intérieur au travers de certains rêves, de visions, d’intuitions et de synchronicités. Et c’est là que la psychologie des profondeurs amène un éclairage important à la démarche en amenant un vocabulaire et une compréhension de la dynamique psycho-spirituelle, qui sont entièrement dénués de religiosité pour parler du mystère sacré de la création de conscience.

Plus avant, le travail des rêves et des images intérieures peut être compris comme une façon de soulever le voile, ou plus précisément d’étudier les motifs que le voile, qui ne cache pas tout, permet de discerner, pour finalement écarter celui-ci en le traversant. La traversée d’un rêve peut être de l’ordre de la résolution d’un koân zen ; le rêveur vit alors un mini satori ou ce qu’on pourrait appeler une illumination mystique, un éveil. L’interprétation du rêve n’en est pas la traversée, mais si l’interprétation est juste, elle provoque toujours au moins un petit déclic, et il peut arriver que ce déclic soit sismique. Enfin, en combinant la méditation et l’écoute des images intérieures, c’est la nature même de la réalité qui est interrogée : tenter de comprendre les rêves, c’est chercher à comprendre la dynamique du mental qui rêve, à sortir du rêve dans lequel nous vivons.

Finalement, on peut se demander si Malraux n’aurait pas justement eu une intuition de la nécessité de dépasser le mental, et plus largement, d’un éveil collectif à une autre dimension de l’existence. Il a commenté la pseudo-prophétie qu’on lui prête en expliquant : « Si le prochain siècle devait connaître une révolution spirituelle, ce que je considère comme parfaitement possible (probable ou pas n’a pas d’intérêt, ce sont des prédictions de sorcières, mais possible), je crois que cette spiritualité relèverait du domaine de ce que nous pressentons aujourd’hui sans le connaître, comme le XVIIIème siècle a pressenti l’électricité grâce au paratonnerre. » Au fond, ce dont il parlait là, c’est de l’inconscient collectif dans lequel germent les idées et les représentations collectives, et du nouveau mythe dont il est enceint. Quant à cette électricité dont il parle, cette énergie qu’il nous faut apprendre à maîtriser, son contemporain Pierre Teilhard de Chardin l’a clairement nommée :

« Un jour, quand nous aurons maîtrisé les vents, les vagues, les marées, la pesanteur, nous exploiterons l’énergie de l’amour. Alors, pour la seconde fois dans l’histoire du monde, l’homme aura découvert le feu. »

Encore une fois, on ne peut vraiment parler de ces choses que métaphoriquement. Je développerai une autre fois l’idée qui veut que la poésie, au sens large de l’art de laisser parler les images qui nous habitent, participent du travail avec Soi au même titre que l’écoute des rêves, l’imagination active, la méditation, le yoga... La poésie est selon moi une subversion du langage qui permet au réel d’habiter celui-ci, de s’échapper de la cage mentale des concepts. C’est pourquoi j’aurais donc pu m’en tenir à cette simple définition poétique :

Le mystique est un amoureux du mystère.

Tout est là. D’abord, l’ingrédient essentiel, l’amour qui fait l’aimant et nous attire irrésistiblement… et le mystère, vivant, obscur et paradoxal, qui se dérobe et se laisse aimer, qui appelle et qui fuit, qui nous emmène toujours plus loin en lui-même. Il faut être un peu fou pour marcher sur cette voie, de la folie heureuse des amoureux. Et qui a dit que ce chemin aurait une fin ? Sainte-Thérèse écrivait que « Le chemin vers le ciel, c’est le ciel même ». Or, pour qui a trouvé le ciel, tous les chemins mènent à la réalité vivante de l’instant présent, où tout est là de toute éternité. Qu’y trouverons-nous ?
C’est Rûmi qui le dit le mieux :

Nous qui, sans coupe et sans vin, sommes contents,
Nous qui, honnis ou louangés, sommes contents.
À quoi aboutirez-vous ? Nous demande-t-on;
À nous qui, sans aboutir à rien, sommes contents.


[2] Source : Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, définition de l’Académie française (http://www.cnrtl.fr/definition/academie9/mystique)

2 commentaires:

  1. C'est le grand devenir possible... tous les autres politiques économiques écologiques que sais-je sont en train de s'effondrer les uns après les autres. Pour ma part je m'organise de façon à pouvoir y consacrer le reste de mes années à vivre ! Nécessité du silence ai-je pu écrire il y a plusieurs dizaines d'années ! M'y voilà ! Merci pour ce texte qui me situe bien la direction à prendre ...

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  2. Magnifique article, Jean...
    Oui, Malraux avait vu juste : accrochés au mental (c'est-à -dire aux idées, aux représentations et aux concepts du passé), accrochés à ce mental comme des moules à leur rocher, nous arrivons "au bout" de ce que ce mental duel a forgé...au "bout" de cette absurdité répétitive qui nous paraît "normale" parce que millénaire...et nous sommes aujourd'hui "condamnés" à un siècle mystique, c'est-à-dire à faire un grand "saut" dans "l'inconnu du mystère"...
    Si nous ne le faisons pas, c'est juste notre survie (en tant qu'espèce)...qui est en jeu).
    Donc oui, le 21 ème siècle sera mystique...ou ne sera pas.
    On ne peut poursuivre cette "répétition infinie" du "même qu'avant"...
    Changer est urgent...
    Mais pas changer dans le sens de "réformer"...les réformes ne consistant qu'à "replâtrer l'existant" ou à "aller à gauche au lieu d'aller à droite"...ce qui, au fond, ne change rien du tout...
    Le vrai changement sera un changement de conscience et même un changement de "dimension"...
    Cela consiste entre autres à ne plus prendre ses décisions ou ses orientations par rapport au mental ou au passé, mais à rester "dans l'instant présent", comme tu le dis, et à se laisser inspirer par celui-ci et aussi...par le coeur.

    La "nouvelle dimension" ne peut être inspirée que par l'Amour car seul l'Amour est une énergie de reliance...tandis que le mental amène encore et encore la séparation.
    Seul l'Amour peut créer le pont entre les choses et les êtres et amener une nouvelle façon de voir les choses et de se comporter...Seul l'Amour (avec un grand A) détient la clé du monde Un et de l'Unité.
    C'est de cet Amour et de cette Unité qu'ont parlé tous les grands Sages et tous les mystiques : unité de tout ce qui existe, unité de l'homme et du divin...unité du visible et de l'invisible ...unité qui est, d'une certaine façon déjà là... mais non vue, non consciente, cachée par le voile du mental.

    Le mysticisme n'est pas quelque chose de" fumeux"...et le "mystique", "amoureux du mystère", n'est pas un "illuminé"...je crois que c'est juste quelqu'un qui, par la voie de l'amour, a "élargi sa conscience" et a aperçu (et ressenti aussi) un peu de cette unité profonde invisible, un peu de ce mystère de la Totalité.

    En ce sens, il se pourrait, que nous soyons tous appelés, de façon urgente...car il en va aujourd'hui de l'équilibre et de la survie de notre monde...à devenir "mystiques"...:-)

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