mercredi 16 décembre 2015

Le rêve du temps

Salvador Dali - Persistance de la mémoire
Dans Les Iroquois et le rêve chamanique, un livre que je recommande tout particulièrement, Robert Moss raconte que lorsqu’il avait neuf ans, il a été opéré d’urgence pour une appendicite aigüe et que les médecins ne donnaient pas cher de sa peau. L’un d’eux avait prévenu sa mère qu’elle ferait mieux d’accepter l’idée de le perdre, qu’il ne s’en sortirait probablement pas. Sous anesthésie, Robert a fait un étrange voyage qui l’a amené sous terre, dans un autre monde où il a vécu une vie entière, dédiée au rêve. Quand il est mort dans ce monde, après être devenu un père et un grand-père, son corps a été placé sur un bûcher funéraire et Robert a voyagé avec la fumée pour revenir dans le corps torturé de douleurs d’un enfant de neuf ans à Melbourne. Il a continué à faire d’étranges rêves…

Dans l’un d’eux, un jeune Grec lui a expliqué que la véritable connaissance ne peut s’acquérir que par anamnesis, c’est-à-dire en se souvenant de ce que nous savions au niveau de l’âme avant de nous incarner. Jung a en effet souligné qu’il semble que l’inconscient ait un savoir absolu, mais qu’il soit difficile d’accès, car hors du temps. En grec ancien, la vérité est aletheia, où a est privatif et letheia signifie « oubli » : la vérité est donc ce qui ressort quand on arrête d’oublier. Cet oubli, c’est aussi ce que l’Orient désigne comme avidya, ignorance ou inconscience, errance. Et c’est en effet un des intérêts des rêves que de nous aider à nous « souvenir de qui nous sommes » – certaines personnes, quand elles découvrent le travail des rêves, ont l’impression de revenir « chez elles », au contact de ce savoir absolu qui se révèle en outre vivant, avec qui on peut apprendre à dialoguer.

Le jeune Robert a reçu un jour une autre visite intrigante en rêve : il s’agissait d’un gros homme aux cheveux blancs qui ressemblait à un oncle gentil. Il l’assura qu’il allait passer au travers de ses problèmes de santé. Il ajouta : « Cela peut sembler étrange, mais un jour viendra où les gens non seulement écouteront tes rêves mais seront très intéressés à les entendre. » Le vieil homme lui a demandé quelque chose de bizarre : il voulait que Robert mette du sel et du poivre sur ses crêpes la prochaine fois que sa mère l’emmènerait au café pendant une après-midi de magasinage. Robert s’est exécuté et a conservé l’habitude de saler et poivrer ses crêpes. Ce n’est que bien des années plus tard qu’il a reconnu le vieil homme, en se regardant dans le miroir. Et en effet, les rêves de Robert Moss et le travail qu’il en fait , en particulier avec la restauration des anciennes pratiques des « peuples du rêve » qu’étaient les Iroquois et les Hurons, sont un trésor pour qui s’intéresse à ces sujets.

J’ai vécu pour ma part un « choc temporel » similaire à celui qu’il décrit quand il a reconnu le vieil homme dans le miroir, mais ce n’était pas lié à un rêve. Je revenais d’une retraite de méditation où j’avais travaillé sur le koan « Qu’est-ce que la vérité ? ». J’avais le sentiment d’avoir atteint une limite avec cette question et de ne pas arriver à la franchir. De retour chez moi, je prenais quelques notes sur le déroulement de la retraite quand je me suis souvenu brutalement d’une version apocryphe du Tao-të-king que j’ai lue il y a plus de 30 ans, dont les premiers mots s’étaient alors gravés dans mon esprit :

« La vérité est ce qui est.
Ne pas la reconnaître, c’est ne pas être. »

Soudain j’avais ma réponse, le koan était traversé par une évidence lumineuse. Je connaissais la réponse, mais ce qui était troublant, c’était de réaliser que je l’avais toujours eue, et que d’une certaine façon, j’avais eu la réponse avant d’avoir la question. Or, maintenant que j’avais la question, tout prenait sens – tout le chemin parcouru pour parvenir à la compréhension entière de cette phrase lue aux alentours de mes quinze ans. Cette lecture m’avait alors jeté dans une quête spirituelle ; celle-ci venait de prendre fin. Pendant quelques heures, mon sens du temps a été complètement perturbé : il me semblait évident qu’il n’y avait qu’un instant présent à partir duquel tout se déployait en permanence avec des liens de sens, et non une séquence linéaire d’événements disjoints, reliés seulement par des jeux aveugles de causes et d’effets.

Bien sûr, il n’y avait rien là du point de vue rationnel qui mérite tout ce branle-bas, pas même une coïncidence signifiante, mais tout au plus la décharge de tension d’un esprit surchauffé par l’effort requis dans le travail du koan. Je ne pose pas pour ma part de séparation en dur entre les rêves nocturnes et une vision, un envahissement de l’inconscient ou un état altéré de conscience. Plus tard, j’ai trouvé une certaine similarité entre ce que j’ai vécu alors et l’expérience rapportée par Jill B. Taylor[1] : cette neurologue a été le témoin attentif de l’effondrement de son propre cerveau gauche, et décrit comment sa perception de ce que nous appelons la réalité en a été complètement bouleversée. J’en ai tiré la conclusion consolante pour tous les chercheurs spirituels que nous connaitrons tous l’éveil au plus tard au moment de la mort, quand le filtre qu’est notre cerveau tombera en carafe. Alors, notre conscience sera libre de toute limitation...

Je mesure le danger que j’ai encouru : de rester fixé dans une telle perception de la réalité sans l’intégrer peut conduire à l’hôpital psychiatrique – la frontière entre l’émergence spirituelle et le problème de santé mental reste incertaine tant qu’on n’a pas intégré l’immensité accessible au-delà de l’ouverture dans le quotidien. Pour moi cela reste un accident souriant dont ma notion du temps ne s’est jamais bien remise car ce dernier s’est révélé, en s’effondrant, être une simple construction mentale. Il m’en est resté un sens de l’éternité au cœur du temps : il est pour moi désormais évident que ce dernier est comme une rivière dans laquelle nous pouvons plonger, ou que nous pouvons contempler de la rive, sans nous laisser emporter…

La physique a beaucoup de choses intéressantes à dire sur le mystère du temps. Je suggère en particulier la lecture d’Etienne Klein. Einstein a mis en lumière (c’est le cas de le dire) la relativité du temps : il n’y a pas de temps absolu. L’écoulement du temps dépend de la vitesse de l’observateur. Ainsi, nous avons la preuve qu’une personne qui voyagerait dans l’espace à une vitesse proche de celle de la lumière vivrait l’expérience dont parlent nombre de contes de fées, quand le héros visite l’Autre Monde : en revenant sur terre après quelques années, elle constaterait que plusieurs générations se seraient écoulées.

Mais c’est la cosmologie qui nous donne la compréhension selon moi la plus éclairante de la nature du temps. En effet, selon celle-ci, le temps a commencé avec le Big Bang – il est impossible d’interroger ce qui se passait « avant » cette explosion initiale de lumière car cela n’a aucun sens. Il est aussi physiquement certain que le temps disparaitra quand l’univers se résorbera dans un trou noir. Cela nous permet de comprendre l’intuition prodigieuse des anciens rishi hindous qui voyaient la création et la disparition de l’univers comme étant l’inspire et l’expire d’une respiration divine.

Je vous invite à prendre un moment pour méditer cette image : il y a une similarité de nature entre notre respiration, la façon dont nous émergeons du sommeil et y retournons, la naissance et la mort, et finalement donc l’émergence de l’univers et sa résorption. En respirant en conscience, nous pouvons nous accorder à ce rythme.

La conscience de ce rythme emmène au-delà du temps.

En contrepoint des affirmations de la physique, il peut être éclairant de nous arrêter un instant sur le récit des origines du monde par les aborigènes australiens. Ceux-ci, comme la plupart des peuples de culture chamanique, expliquent que rien ne se concrétise dans ce que nous appelons « la réalité » qui n’ait d’abord été rêvé. Le domaine de la matérialité physique n’est pour eux qu’un rêve solidifié dans lequel nous nous rencontrons, mais le cœur du réel est ce qu’ils appellent « le temps du rêve ». C’est dans ce « temps » hors temps que sont les ancêtres qui ont appelé chacun(e) d’entre nous dans l’existence, avec chacun(e) un talent et un rôle particulier à jouer.

Le modèle que les Vrais Hommes, comme se désignent eux-mêmes les aborigènes australiens, proposent du Réel ressemble à celui que la psychologie des profondeurs a élaboré de la psyché. A la surface règne l’illusion d’une réalité solide et continue dans laquelle nous serions séparés – c’est le domaine de l’espace et du temps. Plus on descend dans les différentes couches du Rêve, plus il devient évident que la séparation est illusoire et que nous sommes les expressions uniques d’une réalité Une. Quand on parvient au centre (mais qui donc y parvient ? :-), il n’y a plus de temps mais seulement un savoir absolu, pour reprendre les termes de Jung, dans l’éternité. C’est ce que nous pouvons appeler, avec la tradition orientale, le Soi, Cela qui est.

Tout cela peut sembler n’être que des spéculations dépourvues de toute application pratique. Cependant Robert Moss nous entraine encore plus loin dans les méandres du temps du rêve quand il raconte qu’à partir d’un certain point, il a commencé à rêver à une femme qui lui parlait une langue inconnue. Après quelques temps, il a découvert qu’elle s’exprimait en ancien mohawk et il a pu traduire ses messages. C’était une rêveuse huronne qui vivait il y a 500 ans et qui était chargée de se projeter dans le futur pour essayer de savoir ce qu’il adviendrait avec ces Visages Pâles dont on entendait alors parler, qui se rapprochaient. Les Iroquois utilisaient des rêveurs pour préparer leurs expéditions de chasse et de guerre, et ils ont su déjouer toutes les embuscades…

Un autre livre soulève des questions intéressantes sur le temps du rêve. Il s’agit du témoignage d’un anthropologue, Hank Wesselman, sur les étranges aventures oniriques qu’il a vécues quand il est allé vivre à Hawaï. Il a commencé à tomber à l’occasion dans une sorte de transe de l’ordre du voyage chamanique, qui l’a amené finalement dans la peau d’un de ses descendants dans 5 000 ans. Ce dernier, Nainoa, fait partie d’un clan hawaïen qui s’est établi sur la côte Est de l’Amérique du Nord. Wesselman est témoin de sa vie, de l’intérieur : il voit par ses yeux, entend par ses oreilles. Or Nainoa est envoyé à la recherche d’indices sur ce qui a pu arriver aux anciens Américains qui ont disparu il y a bien longtemps, dont on retrouve les anciennes cities, des ruines où les hommes de ce temps récupèrent des artefacts. C’est la seule façon pour eux de se procurer du métal, car sur le plan technologique, on a perdu jusqu’à la capacité d’extraire du minerai.

À partir de ce point de départ s’engage une quête passionnante que raconte donc L’homme qui marchait avec les esprits. Je ne vous en dis pas plus car l’essentiel pour mon propos est posé et je vous invite à lire ce livre, ne serait-ce que comme un roman. À l’appui du récit de Wesselman, il nous faut considérer aussi les visions que rapportait le médium Edgar Cayce d’un futur relativement proche, malheureusement compatible avec ce que décrit Wesselman, et qui n’est que le pire des scénarios envisagés par nos climatologues. Cayce a été un phénomène dont les lectures sont à considérer de près par tout sceptique qui s’interroge sincèrement sur les capacités de la psyché. Il a raconté ainsi qu’il fit à un moment un rêve très étrange dans lequel il s’était réincarné vers l’année 2 100 au Nebraska. La mer couvrait toute la partie ouest du pays et il habitait une ville côtière :

« Je portais un curieux nom de famille. Dés mon plus jeune âge, je déclarai que j'étais Edgar Cayce, qui avait vécu deux cents ans plus tôt. Des hommes de science, chauves, avec de longues barbes et portant d'épaisses lunettes, me mirent en observation. Ils décidèrent d'aller visiter les endroits où je prétendais avoir vécu, au Kentucky, en Alabama, à New York, au Michigan et en Virginie. Je les accompagnais dans ce voyage. Nous étions partis dans un long bateau volant métallique, en forme de cigare, qui se déplaçait à très grande vitesse. La mer recouvrait une partie de l'Alabama; Norfolk était devenu un immense port de mer. New York avait été détruit, soit par la guerre, soit par un tremblement de terre et avait été rebâti. Le pays était couvert d'entreprises industrielles. La plupart des maisons étaient en verre. Plusieurs preuves de l'existence et de l'œuvre d'Edgar Cayce purent être retrouvées et rassemblées. Le groupe de savants rallia le Nebraska en emportant ces documents pour les étudier. »

A l’heure de la COP 21 et tandis que devient de plus en plus tangible ce que Wesselman a appelé « la faillite de nos dirigeants », cela fait froid dans le dos, n’est-ce pas ? Envoyons une pensée d’amour à tous nos descendants, qui auront à subir les conséquences de notre stupidité collective. Ce n’est cependant pas tant le contenu de ces visions qui m’intéresse ici que ce que ces phénomènes laissent penser de la nature du temps et de la psyché. D’une certaine façon, nous pouvons saisir au travers de tels récits que tous les futurs coexistent dans une dimension qui est donc au-delà du temps, et à laquelle ce mystère que nous appelons le rêve donne accès.

Je n’ai pas de conclusion définitive de ces réflexions à vous proposer car une conclusion serait encore une façon de refermer les questions ici ouvertes. Je préfère, tandis que nous approchons de la fin de cette année 2015, vous inviter simplement à méditer les mots des Dialogues avec l’Ange pour la célébration du Nouvel An 1944, qui élargissent encore la perspective :

« -Alpha – Oméga – Oméga – Alpha.
L’HOMME CRÉÉ EST SITUÉ ENTRE LE COMMENCEMENT ET LA FIN.
L’HOMME CRÉATEUR SE SITUE ENTRE LA FIN ET LE COMMENCEMENT.
La fin de l’an passé est commencement du nouveau.
La fin du monde passé est commencement du Nouveau.
Le miracle est entre Oméga et Alpha.
Depuis les temps les plus reculés,
L’homme fête ce qui ne peut se fêter.
La porte de la voie étroite est : Oméga - Alpha.
Celui qui désire la franchir dans le temps
avec son corps, entre dans la mort.
Celui qui la franchit en esprit, hors du temps,
entre dans l'éternité.
Un an commence – il se termine.
Une nouvelle année commence,
Mais pas la même, une autre.
Peux-tu mesurer le temps entre Oméga et Alpha ?
L’instant est passé – un nouveau commence.
Entre les deux il n’y a pas de temps.
L’éternité est là entre les deux. »

Dialogues avec l’Ange, entretien 28 – 31 décembre 1943.


[1] Voir sa conférence TED : https://www.ted.com/talks/jill_bolte_taylor_s_powerful_stroke_of_insight (sous-titres en français)

mardi 1 décembre 2015

Question décisive


Si nous ne devions retenir ou lire que quelques pages de toute l’œuvre de Carl Jung, je suggèrerais que ce soient celles qui, dans Ma vie, suivent son commentaire des deux rêves majeurs que j’ai présentés dans l’article le méditant qui me rêve. Dans le premier de ces rêves, Jung vit des OVNI venir vers lui et fut fort surpris de constater qu’il semblait qu’un de ces engins le projetait, comme si lui, Carl Jung, était un personnage de cinéma sur un écran. Dans le second, il découvrit un yogi en méditation qui avait son visage et le rêvait. Il se réveilla en pensant : « Ah ! Par exemple ! Voilà celui qui me médite. Il a un rêve et ce rêve, c'est moi. Je savais que quand il se réveillerait, je n'existerais plus. » Jung explique ensuite que ces rêves éclairent « les questions les plus difficiles » qui tiennent aux relations entre « l’homme intemporel », le Soi, et l’homme terrestre pris dans le temps et l’espace, le moi. Et il poursuit sa réflexion…

Je vous livre celle-ci dans son intégralité (en gras ci-dessous) avec quelques commentaires pour une explication de texte à saveur non-dualiste.

« Les deux rêves tendent au renversement total des rapports entre la conscience du moi et l’inconscient, pour faire de l’inconscient le créateur de la personne empirique. Le renversement indique que, du point de vue de « l’autre côté en nous », notre existence inconsciente est l’existence réelle et que notre monde conscient est une espèce d’illusion ou une réalité apparente fabriquée en vue d’un certain but, un peu comme un rêve qui, lui aussi, semble être la réalité tant qu’on s’y trouve plongé. Il est clair que cette conception du monde a beaucoup de ressemblance avec la conception du monde oriental, dans la mesure où celui croit à la Maya. »

Rappelons que lorsqu’il est question de notre existence inconsciente, Jung parle simplement de la dimension de notre existence dont nous ne sommes pas conscients, qui est hors du champ de notre conscience. Le préjugé le plus commun vis-à-vis de l’inconscient est qu’il serait inconscient… mais c’est un contre-sens : nous avons beaucoup d’éléments de preuve, à commencer par les rêves, qui permettent de penser que l’inconscient est conscient, ou qu’il y a une conscience dans notre inconscient. En Orient, celle-ci est désignée comme la Conscience des Profondeurs et nombre d’indices laissent penser que cette conscience est plus consciente que nous ne le sommes nous-mêmes, ou encore que notre conscience ordinaire se compare à celle-ci comme une lampe électrique au soleil.

Jung parle ici d’un renversement radical de perspective. Nous croyons généralement que la réalité est ce dont nous sommes conscients, et que « l’autre côté de nous » est peuplé de fantasmagories. Mais qu’est-ce qui est réel ? J’ai exploré cette question en interrogeant la réalité du rêve. Au fond, ces lignes témoignent de ce que Jung a vécu ce qu’on peut clairement désigner comme un éveil, c’est-à-dire une sortie de l’illusion de la Maya.

« La totalité inconsciente me parait donc être le véritable spiritus rector, l’esprit directeur, de tout phénomène biologique et psychique. Elle tend à la réalisation totale, donc, en ce qui concerne l’homme, à la prise de conscience totale. La prise de conscience est culture au sens le plus large et, par conséquent, la connaissance de soi est l’essence et le cœur de ce processus. Il est indubitable que l’Orient attribue au Soi une valeur « divine » et que, selon la vieille conception du christianisme, la connaissance de soi est la route qui conduit à la cognitio Dei, à la connaissance de Dieu. »

En quelques phrases, Jung pose ici l’essentiel de la démarche. D’abord, il énonce le fait qui veut que c’est  le Soi, la totalité qui englobe le conscient et l’inconscient, qui dirige notre vie, et non le moi. Il se montre prudent en évitant d’inclure la réalité physique dans le champ d’action du Soi. Il a cependant consacré la dernière décennie de son existence à étudier les relations entre la psyché et la matière pour envisager la conclusion qu’il s’agit là de deux aspects d’une même réalité, deux faces d’une même pièce. Il indique ensuite quel semble être le but du Soi dans ce processus : c’est la réalisation de la totalité psychique et, en ce qui concerne l’être humain, c’est la conscience totale. Et il établit ainsi la connexion entre la psychologie des profondeurs et l’approche mystique en rappelant que la connaissance de soi conduit à la connaissance de Dieu.

Jung sort ensuite de sa réserve de psychologue pour se faire enseignant spirituel :

« Pour l’homme, la question décisive est celle-ci : te réfères-tu à l’Infini ? Tel est le critère de sa vie. C’est uniquement si je sais que l’illimité est l’essentiel que je n’attache pas mon intérêt à des futilités et à des choses qui n’ont pas une importance décisive. Si je l’ignore, j’insiste pour que le monde me reconnaisse une certaine valeur pour telle ou telle qualité, que je conçois comme propriété personnelle : « mes dons », ou « ma beauté » peut-être. Plus l’homme met l’accent sur une fausse possession, moins il peut sentir l’essentiel, et plus il manque de satisfaction dans la vie. Il se sent limité parce que ses intentions sont bornées, et il en résulte envie et jalousie. Si nous comprenons et sentons que, dans cette vie déjà, nous sommes rattachés à l’infini, désirs et attitudes se modifient. Finalement, nous ne valons que par l’essentiel, et si on n’y a pas trouvé accès, la vie est gaspillée. Dans nos rapports avec autrui, il est, de même, décisif de savoir si l’infini s’y exprime ou non. »

Jung brise ici les chaînes de l’identification au moi. Il évite aussi le piège de la discussion théologique du Dieu qu’il vient d’évoquer dans le paragraphe précédent pour pointer directement vers l’Infini. Richard Moss dit en écho que « Dieu est un concept transitionnel vers l’Infini », comme le linge imprégné de l’odeur de sa mère est un objet transitionnel qui permet à un enfant de se sentir relié à elle. L’Infini est notre mère, pourrait-on dire, du ventre duquel nous ne cessons de naître en chaque instant, et « Dieu » notre doudou. Le problème avec l’Infini, c’est qu’il est infini : il ne tient pas dans nos petites boîtes conceptuelles. Jung nous interroge : y-a-t-il une place pour l’Infini dans ta vie ? Si oui, c’est qu’elle débouche en quelque part dans l’illimité et donc dans l’Ouvert, dans l’indéfini où tout est possible, où l’existence est une aventure créatrice. Si non, c’est que cette existence est réduite à une définition finie d’elle-même : c’est une absurdité manipulable par quelques mots avec lesquels on croit en avoir fait le tour. Alors, nous nous accrochons bien logiquement à des fétus de paille qui nous donnent l’impression d’exister, d’être quelque chose de solide et de bien défini, d’être un autre que l’Infini[1].

Dans les expressions « mes dons » ou « ma beauté », le problème ne tient pas aux dons ou à la beauté, mais à l’adjectif possessif. L’investigation essentielle est toujours la même : qui est ce moi qui possède les dons ou la beauté ? Qui dit cela ? Qui s’interroge ? Non content d’emboiter subtilement le pas au Vedanta, Jung paraphrase Socrate qui aurait dit : « Une vie examinée ne mérite pas d’être vécue » en nous mettant en garde : « Nous ne valons que par l’essentiel, et si on n’y a pas trouvé accès, la vie est gaspillée ».

« Mais je ne parviens au sentiment de l’illimité que si je suis limité à l’extrême. La plus grande limitation de l’homme est le Soi; il se manifeste dans la constatation vécue du : « Je ne suis que cela ! » Seule la conscience de mon étroite limitation dans mon Soi me rattache à l’illimité de l’inconscient. C’est quand j’ai conscience de cela que je m’expérimente à la fois comme limité et comme éternel, comme l’un et comme l’autre. En ayant conscience de ce que ma combinaison personnelle comporte d’unicité, c’est-à-dire, en définitive, de limitation, s’ouvre alors à moi la possibilité de prendre conscience aussi de l’infini. Mais seulement pour cela. »

Après avoir énoncé le dépassement du moi, Jung amène ici l’antidote à l’inflation spirituelle qui menace le chercheur quand il a compris qu’il ne saurait s’identifier à aucune des représentations que fabrique le mental. Ce dernier risque fort de tourner en rond dans le dernier piège que le mental peut lui tendre en répétant « je suis la Conscience », « je suis Cela » (tat twam asi). Nul ne saurait le démentir mais comme toute vérité qui se formule conceptuellement, celle-ci est partielle et incomplète sans son opposé : et je suis (aussi) cet être limité dans l’espace et le temps, qui ne comprend pas grand-chose et finalement ne sait rien, qui tremble devant l’inconnu et se cramponne à des colifichets mentaux. « Le Soi est notre plus grande limitation » car il nous impose une certaine existence dans une forme nécessairement finie : nous avons les yeux d’une certaine couleur, nous venons tous de quelque part, etc. Ce n’est que lorsque nous expérimentons pleinement la limitation de notre humanité que nous avons une intuition claire de l’Illimité qui lui donne un contexte, qui fonde son existence.

Dozen disait : « En acceptant ses limites, on devient sans limites. »

Les propos de Jung sont ici éclairés par la compréhension que rapporte un éveillé contemporain, Satyam Nadeen, dans son livre De la prison à l’éveil que je recommande tout particulièrement. Satyam est parvenu à la libération en prison, et il en a tiré une conclusion fort intéressante : notre existence serait régie par ce qu’il appelle l’équation « limitation-liberté ». Dans cette vision, la Source illimitée (le Soi) a choisi de s’incarner dans la conscience humaine pour expérimenter la seule chose qu’elle ne connait pas dans son infinité : la limitation. C’est dans la mesure où nous acceptons de jouer le jeu (lîla) de la limitation que s’ouvre une autre perspective. Cette compréhension explique fort bien l’insistance de nombreuses voies spirituelles sur l’ascèse, la nécessité de la nuit noire de l’âme, et enfin pourquoi les personnes en fin de vie ont souvent des expériences d’ouverture spirituelle – peut-on être plus limité que dans la souffrance et devant la mort ? C’est alors, au-delà du désespoir[2], que survient ce qu’on appelle à juste titre « la grâce ». Mais alors on réalise qu’elle a toujours été là, qu’elle nous attendait patiemment en sachant pertinemment que tôt ou tard, nous serons au bout de notre rouleau.

Il faut noter enfin que quand Jung parle de « l’illimité de l’Inconscient », il ne se lance pas dans une nouvelle théologie au centre de laquelle il y aurait un dieu nommé « inconscient » dont on pourrait discuter à perte de vue. Il dit simplement que notre ignorance, ce qui est hors de notre champ de conscience et ce qui transcende nos catégories, est infinie, et il signale que cet « illimité » est vivant, qu’il vit en nous. Ou plutôt, que nous vivons en lui… comme des poissons dans l’eau.

« À une époque qui est exclusivement orientée vers l’élargissement de l’espace vital ainsi que vers l’accroissement, à tout prix, du savoir rationnel, la suprême exigence est d’être conscient de son unicité et de sa limitation. Or unicité et limitation sont synonymes. Sans conscience de celle-ci, il ne saurait y avoir de perception de l’illimité – et conséquemment aucune prise de conscience de l’Infini –, mais simplement une identification tout à fait illusoire à l’illimité qui se manifeste dans l’ivresse des grands nombres et la revendication sans bornes des pouvoirs politiques.

Notre époque a mis tout l’accent sur l’homme d’ici-bas, suscitant ainsi une imprégnation démoniaque de l’homme et de tout son monde. L’apparition des dictateurs et de toute la misère qu’ils ont apportée provient du fait que les hommes ont été dépouillés, par la courte vue des gens qui se voulaient trop intelligents, de tout sens de l’au-delà. Comme celui-ci, l’homme est devenu la proie de l’inconscience. »

Plus de cinquante ans après que ces mots ont été écrits, nous vivons cette époque formidable où même les téléphones sont dits intelligents. Bientôt, ce seront nos machines à laver et nos voitures qui afficheront cette prétention à l’intelligence, et l’être humain sera l’idiot de la famille. Et bien rares, hélas!, sont ceux qui s’émeuvent de l’insulte qui est faite à l’esprit de l’homme en le comparant à de vulgaires machines et en entretenant le fantasme que nous saurons créer de la conscience à partir de circuits imprimés. Jung nous met en garde, déjà, contre ces gens qui se voudraient tellement intelligents qu’ils croient avoir tout compris, que ce soient des scientifiques réducteurs de tête ou des politiciens qui détiennent la vérité. En mettant l’accent sur le savoir rationnel et la volonté de puissance, nous nous sommes collectivement coupés de l’au-delà de nos existences, de « l’autre côté en nous » qui leur donne sens et valeur. Le remède, nous dit Jung, est l’individuation, c’est-à-dire la nécessité d’assumer l’unique que nous sommes chacun(e) hors de toute définition collective.

Étant uniques, nous sommes limités à nos particularités individuelle. Nous ne pouvons prétendre à l’universalité : notre vérité est nôtre, mais non nécessairement celle d’un autre, et nous ne la trouverons pas chez autrui – il va falloir partir à sa recherche en nous-mêmes. Il n’est dès lors plus rien pour nous justifier ou nous donner l’illusion d’être plus dans la vérité qu’un autre, c’est à chacun de vivre sa vérité et de l’assumer jusqu’au bout. Le motto « Deviens qui tu es », qui traverse l’Histoire de Pindare jusqu’à Nietzsche en passant par Saint-Augustin, reprend avec Jung sa signification socratique en résonance avec le « Connais-toi toi-même » : c’est en apprenant à se connaitre soi-même qu’on débouche tôt ou tard dans la connaissance de Soi.

« Alors que la tâche majeure de l’homme devrait être, tout au contraire, de prendre conscience de ce qui, provenant de l’inconscient, se presse et s’impose à lui, au lieu d’en rester inconscient ou de s’y identifier. Car, dans les deux cas, il est infidèle à sa vocation qui est de créer de la conscience. Pour autant que nous soyons à même de le discerner, le seul sens de l’existence humaine est d’allumer une lumière dans les ténèbres de l’être pur et simple. Il y a même lieu de supposer que, tout comme l’inconscient agit sur nous, l’accroissement de notre conscience a, de même, une action en retour sur l’inconscient. »

Ce dernier paragraphe résume les conclusions les plus importantes peut-être de tout le travail de Jung. D’abord, il énonce le fondement de ce qu’on peut considérer avec Edinger comme le nouveau mythe qui a pris forme dans l’œuvre de Jung : la vocation de l’homme, son rôle dans l’univers, est de créer de la conscience. Il sort ici de sa réserve de psychologue pour poser un important axiome spirituel qui attribue la valeur suprême à la conscience :

« Pour autant que nous soyons à même de le discerner, le seul sens de l’existence humaine est d’allumer une lumière dans les ténèbres de l’être pur et simple. »

La phrase suivante est encore plus lourde de conséquences. Jung dit qu’il a de bonnes raisons de penser que l’accroissement de notre conscience a un effet sur l’inconscient. Non pas seulement notre inconscient personnel, mais l’inconscient collectif qui nous relie tous de l’intérieur. Cette affirmation implique que le mieux que nous puissions faire pour répondre à un conflit dans notre inconscient familial ou dans le monde est de prendre la responsabilité intérieure de ce conflit et le régler en nous-mêmes en comptant sur le fait que cela a en retour une action sur l’inconscient collectif à l’origine de ce conflit. Dans les mots de Jung, croître en conscience est ainsi « le service que nous pouvons rendre à Dieu », à l’Infini. C’est pour cela sans doute que l’Orient dit que lorsqu’un Bouddha s’éveille, c’est tout l’Univers qui frémit d’aise et grandit en conscience.


[1] « Un sans second », nous dit la tradition de l’Advaïta Vedanta.
[2] « Au-delà du désespoir » est le titre d’un livre remarquable du philosophe André Comte-Sponville, où il témoigne de ses échanges avec Swami Prajnanpad, le maître d’Arnaud Desjardins.

samedi 21 novembre 2015

Pas de mots


Il y a des moments de vie, comme cela, où il n'y a pas de mots. Au-delà du chagrin, des larmes et de la colère, il y a le silence qui semble s'imposer comme seule façon de traverser le deuil sans ajouter à la cacophonie ambiante. Et puis du silence viennent quelques mots...

J'ai déjà dit (presque) tout ce que j'avais à dire ici après l'attentat qui a frappé Charlie.

Paris... c'est chez moi, c'est ma ville. Je l'ai quittée il y a longtemps, et j'y reviens toujours, comme à une amante de jeunesse. Au-delà de Paris, je suis solidaire de toutes les victimes de la guerre qui est en train d'incendier notre maison commune, cette petite boule bleue de la banlieue de la Voie Lactée qu'on appelle "la terre", de la même façon que les peuples qui se croient seuls au monde se désignent comme "le peuple". Je pense à Beyrouth, à Bamako, à Bagdad martyrisée, à Alep et Damas, au Soudan et à Gaza, à l'Afghanistan et à la Syrie...

Je ne désigne pas de coupables dont je pourrais me couper, comme s'ils n'étaient pas comme moi simplement humains : il n'y a que souffrances qui se propagent comme un feu de forêt, d'arbre en arbre, d'être en être, jusqu'à ce qu'il y ait assez de conscience pour arrêter de répandre le mal qui fait mal. Ce n'est pas avec des bombes qu'on règlera les problèmes créés par des bombes. « Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l'a engendré" disait Einstein. Il ajoutait : « La folie, c'est de se comporter de la même manière et d'attendre un résultat différent »

Ne soyons pas fous, mes amis...

Si les événements tragiques dont nous avons été témoins il y a une semaine peuvent prendre sens, je forme le vœu que ce soit dans la prise de conscience que partout, ce sont nos frères et nos sœurs, nos fils et nos filles, qui tombent sous les balles, qui meurent sous les bombes, et que nous avons l'urgent devoir d'arrêter cette folie. Il n'est qu'une seule façon d'y parvenir et c'est de travailler chacune et chacun sur nous-mêmes pour faire la paix dans nos cœurs et nous ancrer dans l'amour qui enveloppe tout. 

Souvenons-nous de ce qu'écrivait Etty Hillesum en d'autres temps d'obscurité (1942) :  

« C'est la seule solution, vraiment la seule, Klaas, je ne vois pas d'autre issue : que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu'il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu'il n'est déjà ».

Puisque enfin c'est la France que nous aimons qui a été attaquée et plutôt que de céder au réflexe digne du cerveau d'une oie qui fait marcher au pas des musiques militaires, drapons donc nos âmes dans le bleu de la liberté qui ne baisse pas la tête, le blanc de l'égalité qui accueille toutes les facettes de l'humanité, le rouge de la fraternité qui ne dément pas !

Cela fait déjà beaucoup de mots qui sortent de mon silence. Mais ils ont pour vocation de s'effacer devant ceux des enfants de cette classe d'école primaire du Calvados à qui leur professeur demandait lundi : « qu'est-ce qui demeure après cette horreur, qu'elle n'a pas fait et ne fera pas disparaître ? ». Leur réponse tient dans cette image :


Pour conclure ce billet, je songe, comme à un baume offert par les profondeurs, à un rêve que rapportait Etienne Perrot dans Le péril nucléaire et que j'ai déjà cité dans un article sur la paix dans le cœur :

« Un cataclysme vient de s'abattre sur la terre, on ne précise pas lequel, peut-être est-ce une guerre, un séisme. L'humanité est plongée dans la souffrance et dans l'angoisse. Les grands s'agitent, les décisions pleuvent, mais la situation demeure sans issue. Dans un coin retiré, trois simples d'esprit sont accablés d'entendre les pleurs autour d'eux. Ils souffrent comme les autres, d'une souffrance qui dépasse leurs personnes, comme s'ils portaient sur leurs pauvres épaules le poids du monde en désarroi; mais que faire ? Ils sont tellement impuissants...

« Venez, dit l'un d'eux, entrons et asseyons-nous autour de la table, l'inspiration nous sera peut-être donnée. » Les voilà tous les trois assis autour de la pauvre table d'une pièce sombre. Une faible ampoule projette leurs ombres immobiles sur les murs. Ils restent là, la tête dans les mains, le front plissé, les coudes enfoncés dans la table, tous les trois serrés l'un contre l'autre et fondus en un seul par l'ardeur de la foi qui est dans leurs cœurs. Ils souffrent, ils cherchent sans parole, sans penser, à l'intérieur d'eux-mêmes, sans que rien de ce qui se passe à l'extérieur ne vienne troubler leur méditation silencieuse.

Cela a duré un très long temps et voilà qu'un matin, un jeune homme jaillit plein d'enthousiasme. Il crie, il chante, il embrasse les trois innocents étonnés et les entraîne dans une danse folle : « C'est fini ! Comment ? C'est grâce à vous et vous ne le saviez pas ? C'était de chaleur et uniquement de chaleur que les hommes avaient besoin pour que la paix revienne. Et c'est de cette concentration innocente, de cette immobilité active qui était la vôtre que cette chaleur est née. D'abord imperceptible, elle s'est intensifiée et rayonne maintenant par-delà les frontières, activée au fur et à mesure que votre recueillement se faisait plus intense. » »

Puissions-nous retrouver cette simplicité d'esprit et de cœur qu'ont les enfants et qui seule saurait sauver le monde de notre propre folie. Revenons au silence. 

Méditons ensemble.



vendredi 6 novembre 2015

Sortir de la dualité


Dans une autre vie, parallèle à celle que je vis en tant qu’interprète de rêves, je suis informaticien, c’est-à-dire passionné de logique. Cette contradiction apparente entre l’irrationalité du rêve et la rationalité de l’ordinateur n’étonne que les esprits unilatéraux incapables de concevoir que nous avons deux hémisphères cérébraux – l’un dédié, pourrait-on dire, à la raison et l’autre à la vie des images –, et surtout que les deux s’équilibrent et se complètent de la même façon que nous marchons sur deux jambes. Pour développer une intelligence globale, il faut chercher à faire travailler ensemble cerveau gauche et cerveau droit, et surtout prendre conscience de ce qui les dépasse. Le chemin pour y parvenir est connu depuis longtemps et consiste à s’ancrer dans les profondeurs d’un silence d’où l’on peut observer l’activité de notre conscience. C’est ce qu’on appelle la méditation et, quand elle survient, on entre dans un espace que l’on peut qualifier à bon droit de supraconscient ou « supramental », non pour se gargariser avec de nouveaux concepts, mais pour désigner le fait de développer une conscience de la conscience.

Dans ce sens, il est particulièrement intéressant de considérer l’ordinateur comme une métaphore de notre mental. D’une part, c’est le prolongement de l’idée qui veut que tous les outils dont s’est dotée l’humanité soient le prolongement d’un de ses organes : la pelle prolonge le bras, la voiture et tous les moyens de locomotion les jambes, et l’ordinateur – dont le nom rappelle que nous lui confions la tâche de tout ordonner, d’être le grand ordonnateur de notre monde – est une piètre imitation de notre cerveau. On y retrouve deux composantes fondamentales du mental : la mémoire et la capacité de processus symbolique, c’est-à-dire de manipulation d’informations au travers de références langagières. Mais surtout, l’ordinateur est foncièrement binaire : toute sa logique repose sur une combinaison de 0 et de 1, de « oui » et de « non » – son fonctionnement est une merveilleuse expression de notre mental dualiste.

Cette logique binaire n’est pas cantonnée aux ordinateurs. Elle imprègne toute notre vie, en particulier en Occident où notre esprit a été, pour la plupart, coulé dans un moule aristotélicien : notre pensée repose sur le principe de non-contradiction cher à Aristote et qui veut que si un énoncé n’est pas vrai, il est nécessairement faux. Cela ne vaut pas que pour des discussions métaphysiques sur l’existence de Dieu, à qui il n’est pas laissé d’autre choix que d’exister ou de ne pas être, mais s’applique aussi par exemple dans nos relations : « Soit tu m’aimes, soit tu ne m’aimes pas », il n’y a pas d’entre-deux. Si l’on n’y prend pas garde, tout dans le monde est blanc ou noir, bon ou mauvais, objet d’attraction (j’aime) ou de répulsion (je n’aime pas), et le mental colore la réalité avec la dualité ; dès lors, le corps et l’âme sont nécessairement complètement distincts, sinon disjoints, tout comme l’humain et le Divin, le bien et le mal. Pourtant, dès lors qu’on ne prend plus la carte pour le territoire[1], on voit avec Nietzsche, pour ne prendre que cet exemple, « la contradiction logée au cœur du monde »[2].

Je m’intéressais depuis longtemps à ces questions quand j’ai lu un jour qu’en Orient, on utilise depuis longtemps une logique quaternaire offrant une voie de sortie hors de la dualité. Ce n’était qu’une mention au détour d’un paragraphe, mais elle m’a jeté dans une recherche de plusieurs années pour assimiler de quoi elle parlait. Bien sûr, pour le jungien que j’étais alors, l’évocation d’une quaternité sonne une cloche : quatre est le nombre qui signe la totalité, comme dans les quatre saisons, les quatre directions, etc. J’ai trouvé assez vite de quoi alimenter ma curiosité : le tétralemme, qui explore les quatre positions à partir desquelles on peut considérer un énoncé, est connu depuis l’Antiquité. Le mot « tétralemme » vient du grec tetra (quatre) et lemma (propositions) et désigne la matrice mentale qui regroupe les quatre points de vue à partir desquels on peut appréhender n’importe quelle affirmation.

J’ai cru longtemps qu’il ne s’agissait là que d’un jeu intellectuel amusant, mais il s’avère que c’est le cœur de l’école de méditation Madhyamaka, la « voie du Milieu », une des branches du bouddhisme Mahayana fondée par un génie de la dialectique nommé Nagarjuna. Ce dernier pratiquait une sorte de kungfu mental qui en faisait un spécialiste de la démolition de toute affirmation conceptuelle. Mais c’est avec Richard Moss et son travail sur la conscience que j’ai enfin compris la portée pratique de cet outil, qui s’applique aussi à la vie de tous les jours.
  

Quelle que soit la proposition examinée, on peut considérer quatre possibilités. Soit elle est vraie, soit elle est fausse. Jusque-là tout va bien, dirait Aristote. Cependant il est possible de considérer qu’elle peut aussi être vraie et fausse – Aristote s’en étrangle, mais la lumière, par exemple, s’en accommode très bien en étant à la fois onde et particule. En Occident, Hegel est parvenu à ce point avec sa dialectique faisant émerger la synthèse de la confrontation de la thèse avec l’antithèse, mais il n’est pas allé au-delà. Or, il est possible aussi de sauter à pieds joints hors de la mécanique conceptuelle en ajoutant que notre proposition peut aussi être ni vraie, ni fausse. Qu’est-elle alors ? Un énoncé qui n’a aucun sens hors du mental qui l’énonce. Par exemple, considérons la croyance suivante :

A : Le ciel est bleu.

C’est une affirmation qui s’appuie généralement sur l’évidence : on regarde dehors en levant la tête pour en convenir. Cependant elle n’est vraie que dans un contexte précis : de jour et sans nuages pour cacher l’espace à notre vue, et encore faut-il qu’on ne soit pas atteint de cécité. Dès que le temps se couvre ou que la nuit tombe, elle n’est plus vraie. Mais surtout, elle pose un problème de définition conceptuelle : qu’est-ce que le ciel ? Comment le saisir pour vérifier cette affirmation ?

En réalité, le bleu du ciel est le résultat de la diffusion de la lumière blanche du soleil dans l’atmosphère. Cependant l’atmosphère n’est pas bleue pas plus que l’espace environnant notre planète. Dès lors que l’on quitte le socle de l’évidence empirique immédiate, on est en droit de nier cette affirmation :

Non-A : le ciel n’est pas bleu.

Cependant, cette position est elle aussi insatisfaisante car elle n’est pas capable d’intégrer la métaphore de l’expérience quotidienne. Tout dépend de ce qu’on entend là par « le ciel ». Aristote, c’est la logique du OU. Le ciel est bleu OU il n’est pas bleu. Il n’envisage pas le ET, qui conduit à la troisième proposition du tétralemme :

A ET Non-A : le ciel est bleu et n’est pas bleu.

Le ciel est bleu sur un plan d’expérience immédiate quand on regarde dehors un jour où le ciel est dégagé, mais il n’est pas bleu en soi – il n’est rien là qui puisse être bleu ou de quelque couleur car le ciel n’est pas un objet matériel, c’est une construction mentale à partir de notre expérience. Dès lors que cela est compris, il est aisé de passer à la quatrième proposition du tétralemme :

Ni A Ni Non-A : ni le ciel est bleu, ni le ciel n’est pas bleu.

Parce qu’au fond, c’est une fausse question. Encore une fois, il n’est rien là qui puisse être de quelque couleur que ce soit car la couleur est une propriété des objets matériels. On mélange des concepts qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, qui n’appartiennent pas au même plan. « Le ciel est bleu » est une métaphore poétique qui n’a aucune autre portée que de dire : « Il fait jour et le ciel est dégagé maintenant », mais la négation de cette affirmation ne fait que dénoter l’incapacité à saisir la métaphore pour discuter de concepts qui n’ont aucun sens ensemble.

Pour un autre exemple de ce dilemme, considérez la proposition qui veut que le soleil se lève à l’Est. C’est vrai sur un certain plan de notre expérience, mais l’astronomie montre que cela n’a aucun sens de dire que le soleil se lève comme si, après une bonne nuit, il commençait sa journée comme nous le faisons nous-mêmes. Dire que le soleil se lève est une simple projection, mais l’astronomie démontre qu’en fait, notre planète tourne sur elle-même et que cela donne l’illusion d’un mouvement du soleil. D’une affirmation à l’autre nous avons changé de plan de référence. Dès lors, il est évident qu’on peut à la fois conjoindre ces deux points de vue pour affirmer qu’ils sont tous les deux valables, ou éclater de rire en reconnaissant qu’hors de ces points de vue relatifs, l’objet de notre discussion n’a aucun sens.

Tout cela, encore une fois, peut sembler tenir du jeu intellectuel sur les mots et avec les concepts, mais pourtant, la majeure partie des conflits dans lesquels nous sommes empêtrés tant individuellement que collectivement tient à de telles questions de sémantique. Elle m’aime. Non, elle ne m’aime pas. Je suis reconnu à ma juste valeur. Je ne suis pas reconnu à ma juste valeur. Dieu existe et il s’appelle Ubu ! Non, il n’existe pas ! Et ainsi de suite, ad nauseam. Si les discussions sur Dieu et ce qu’il mange au petit-déjeuner ne faisaient des morts tous les jours, ce ne serait pas bien grave. Ces morts sont victimes du mental, de la dualité dans laquelle les bourreaux sont identifiés à un pôle ou l’autre de la dualité. Si nous voulons éviter d’être ainsi possédés et aveuglés par le mental, il nous faut remettre en questions toutes nos croyances, c’est-à-dire examiner leur contraire et comment la contradiction peut être dépassée, transcendée.

Le tétralemme est particulièrement utile sur le plan philosophique et spirituel si l’on veut dépasser le dilemme entre rationnel et irrationnel sans retomber dans le prérationnel, c’est-à-dire des croyances qui sont incapables de considérer le point de vue rationnel et scientifique. Jean-Yves Leloup établit dans son commentaire[3] de la Théologie mystique de Denys un lien entre le yoga intellectuel auquel nous invite le tétralemme et la voie apophatique et mystique qui écarte toute affirmation sur le Mystère d’Être. Toute affirmation d’ordre spirituel, comme par exemple « Dieu est Amour », se révèle tout à la fois dire quelque chose de la Vérité et la voiler. On retrouve ici la même démarche qu’avec les rêves qui, dans un même mouvement, déguisent la vérité qu’ils symbolisent et rendent manifeste. Mais le tétralemme offre un moyen de traverser les voiles sans se laisser arrêter par aucun d’entre eux, pour aller enfin jusqu’au tremplin qu’offre la quatrième position. Comme un plongeoir de piscine, le « ni-ni » (neti neti) permet de plonger dans le vide des mots, la vacuité de tous les concepts, le silence à partir duquel il devient amusant de regarder le mental jouer et se prendre dans ses propres nœuds.

C’est un peu comme si on avait toujours porté des lunettes avec des barreaux, et que soudain l’inspiration nous prenait de les poser et de regarder ce qui nous entoure avec des yeux nus. Les concepts peuvent être utiles, mais avons-nous besoin d’en porter tout le temps ? La psychologie prouve que toute croyance porte son contraire. Toute vérité est une demi-vérité qui est complétée par son contraire, dit Jung, et même cette vérité doit être tempérée par son contraire pour éviter un relativisme absolu. C’est une question de polarité énergétique : si j’affirme quelque chose, son contraire est immédiatement activé, ne serait-ce que dans l’inconscient.

Richard Moss raconte un rêve qu’il a entendu quand il aborde ce sujet. C’est une femme qui a rêvé qu’elle voyait un homme accoucher de deux enfants jumeaux, et l’un d’eux était dérobé. La rêveuse devait tout faire pour informer l’homme de la situation et l’aider à retrouver le jumeau manquant, malgré l’opposition d’une infirmière chef. Il explique que ce rêve montre comment l’esprit (l’homme du rêve), quand il accouche d’un concept, met au monde une paire de jumeaux. Cependant le mécanisme d’identification de la psyché fait que l’un des deux termes disparait : un concept devient « vrai », il est « notre » croyance, et dès lors nous perdons de vue la totalité qui inclut l’autre jumeau, l’ombre de l’idée qui nous semble vérité. Dès lors, explique Richard, le travail de création de conscience consiste à écouter l’inconscient dans les rêves et dans le corps, et réclame de se dés-identifier d’avec le mental, c’est-à-dire de nous détacher de nos pensées, de nos croyances et nos concepts.

Plus j’éprouve le besoin de mettre l’emphase sur une croyance, plus j’investis d’énergie pour en nier le contraire. Or, notre bien-être et notre paix intérieure dépendent pour beaucoup de notre rapport à nos croyances : certaines d’entre elles peuvent nous faire souffrir, d’autres nous rendre heureux. C’est sur ce point que des enseignants de pleine conscience comme Richard Moss, mais aussi Byron Katie[4] et Eckhart Tolle, amènent des compréhensions et des techniques particulièrement précieuses. Richard démontre comment la vérité la plus fondamentale de n’importe quelle croyance, c’est ce qu’elle nous fait ressentir, l’émotion qu’elle suscite en nous. Quelle que soit la portée de la croyance, ce qui fait que nous allons nous identifier à elle, la croire vraie sans considérer aussi son contraire, c’est qu’elle nous fait nous sentir d’une certaine façon. Au fond, la croyance est une histoire que nous nous racontons pour interpréter la réalité. Il y a toujours plusieurs façons d’interpréter la réalité, mais nous sommes attachés à cette histoire, même si elle nous fait éventuellement souffrir.

La pensée « elle m’aime » m’emplit d’aise. La pensée complémentaire « elle ne m’aime pas, elle n’aime qu’une image qu’elle a de moi » déclenche de la souffrance. Je ne suis cependant pas obligé de m’identifier à l’une ou l’autre de ces croyances, je peux observer leur jeu, voir comment l’une appelle l’autre – la lumière ne saurait danser sans l’ombre. La clé qu’offre Richard Moss pour se détacher de nos croyances est d’observer comment elles nous font nous sentir dans notre corps et dans nos émotions. Des techniques psychologiques de pointe comme le Focusing vont dans le même sens qui consiste à observer l’interrelation entre le mental et le corps ; dès qu’un mot juste est posé sur une sensation, c’est comme si l’idée inconsciente qu’elle manifestait était alors libérée et l’énergie bouge, la sensation change. Qu’il s’agisse d’observer comment la croyance génère un senti ou comment le senti recèle une image ou une histoire, l’objectif est de développer une présence attentive à ce qui se passe en nous dans le présent, car le senti est toujours dans le présent, nulle part ailleurs.

Nous sommes alors le témoin de l’union du mental actif et masculin avec le senti réceptif et féminin. L’enfant est de conscience pure qui englobe les deux et leur mouvement. Dans le travail du Mandala de l’Être[5] de Richard Moss, on examine ainsi chaque croyance en prenant le temps de ressentir aussi profondément que possible ce qu’elle nous fait ressentir. Pour cela, nous regardons en particulier ce qui nous fait penser que cette croyance est vraie, et comment nous nous sentons avec cette croyance.

Elle ne m’aime pas, la preuve c’est la façon dont elle me traite, comment elle m’a parlé l’autre soir… Quand je pense cela, je me sens misérable, la gorge serrée et le souffle court. J’ai envie de pleurer, et par moment les poings qui se serrent…

Puis on examine son contraire, comment nous nous sentons avec l’opposé de la croyance. Pour cela, on examine aussi les preuves – c’est un jeu très amusant que de partir à la recherche d’indices qui vont dans le sens contraire de notre perception. On peut aussi travailler avec l’interrogation : comment je me sens sans cette croyance ?

Elle m’aime. Il n’y a qu’à voir comment elle me regardait l’autre jour, et puis elle ne mettrait pas autant de passion dans nos disputes si elle ne m’aimait pas… ah, comme cette pensée me détend... Je retrouve un souffle ample, j’ai un sourire qui vient du fond du cœur et de l’énergie dans les jambes.

Pour poursuivre l’exercice en ancrant le tétralemme dans le corps, on peut alors prendre chaque croyance dans une main et les soupeser avec un peu d’imagination, prendre le temps d’en ressentir une, puis l’autre, puis les deux ensemble. Qu’est-ce que cela fait d’être l’espace mental qui contient ces deux croyances ? 

Cela n’a l’air de rien, mais ce genre d’exercice modifie le câblage neuronal qui nous fait prendre une croyance ou l’autre pour une vérité évidente. Puis on peut rapprocher les deux mains tout doucement jusqu’à les réunir devant le centre de la poitrine, les mains jointes en namasté , ou sur le cœur. À ce point, nous avons commencé à dissoudre la dualité pour l’amener à un point d’unité paradoxale et réaliser ainsi la troisième position du tétralemme. Alors, après avoir pris le temps de bien ressentir ce que cela fait en dedans de réunir les deux pôles, on peut enfin imaginer libérer ces croyances comme on laisse s’envoler des oiseaux, en écartant les mains et en les ouvrant vers le ciel. C’est une façon de dire à notre subconscient que nous sommes libres des formes mentales dans lesquelles nous étions tentés d’enfermer la réalité, et que nous les laissons aller librement. Alors, dans l’espace ainsi ouvert, il est possible d’entendre le silence en dedans, de goûter la paix hors du mental.




Je vous invite à faire l’expérience avec n’importe quelle croyance qui vous tient à cœur.

Cette technique est une façon imparable de déboguer notre mental quand il est mal pris avec une croyance qui nous fait souffrir. Parole d’informaticien.  



[1] Une citation d’Alfred Korzybski, inventeur de la Sémantique générale. Il a inspiré en particulier les romans de A. E. Van Vogt dans la série Le Monde des Ā (prononcer « non-A »), où il offre une introduction plaisante à cette philosophie qui bat en brèche la logique aristotélicienne.
[2] Nietzsche, La naissance de la tragédie.
[3] Jean-Yves Leloup, Un obscure et lumineux silence, Albin Michel.
[5] Richard Moss, Le Mandala de l’Être, Albin Michel.