dimanche 14 décembre 2014

Voie royale


Il y a un peu plus d’un siècle, Sigmund Freud réintroduisait les rêves dans notre civilisation par la petite porte en publiant L’interprétation des rêves, ouvrage dans lequel il déclarait : « Le rêve est la voie royale qui mène à l’inconscient ». C’était une petite porte car les rêves n’avaient alors, dans son esprit, de valeur que dans un contexte thérapeutique. Quant à l’inconscient, il s’agissait surtout pour lui du refoulé, c’est-à-dire de ce que nous écartons de notre conscience. Dans son esprit, l’inconscient dérivait du conscient, dont il était la poubelle emplie de désirs inavouables. Cette conception a eu une certaine valeur dans son efficacité thérapeutique car, pour la première fois, il devenait possible de comprendre d’étranges fantasmes, certains rêves et surtout les symptômes envahissants de certaines névroses. Mais, les images portant différents degrés de signification, on peut se demander à quel roi pensait Freud en désignant les rêves comme « la voie royale ». C’est une version moderne de la question posée par Perceval quand il est admis dans le château du roi pêcheur : « Pour qui est servi le Graal ? » – quel est le Roi qui doit parcourir la voie royale, et accessoirement, pour quoi et où conduit-elle ?

Freud est un digne représentant d’une époque qui peut nous sembler bien lointaine où nous étions, en tant que civilisation, convaincus d’avoir tout compris ou presque, et que le peu qui nous échappait serait bientôt élucidé. Un physicien de la fin du XIXème siècle, que le rire des dieux[1] accompagne dans la tombe, disait que nous avions compris toute la physique et percé tous les secrets de l’Univers, à part l’énigme que posaient une petite expérience incongrue et le problème dit du rayonnement des corps noirs. C’est justement l’expérience de Michelson-Morley qui a permis à Einstein d’établir que la vitesse de la lumière est constante et de poser les bases de la relativité. La physique quantique est née de l’étude du rayonnement des corps noirs, avec toutes les conséquences que l’on sait pour la physique classique – quelques décennies après cette déclaration malheureuse, force était de reconnaitre que l’univers est bien plus mystérieux que nous le pensions. Il semble que nous soyons maintenant sur un point de renversement de l’attitude mentale qui caractérisait les scientifiques de cette époque, et que ce retournement justifie les mots attribués à Malraux : « Le XXIème siècle sera mystique ou ne sera pas ».

Jung est parfois présenté comme le premier homme du Verseau, dont l’œuvre tout à la fois anticipe les siècles à venir et jette des ponts qui reconnectent notre modernité au plus lointain passé. Lui-même était conscient que la portée véritable de son travail ne serait pas comprise avant deux ou trois cents ans. Il était scientifique sans scientisme, s’en tenant à une stricte phénoménologie, et il était aussi, sans contradiction, ouvert à la dimension spirituelle de l’existence. Il y a un moment fondateur entre tous, dans ses échanges avec Freud, qui mérite qu’on s’y attarde :

« J’ai encore un vif souvenir de Freud me disant : "Mon cher Jung, promettez-moi de ne jamais abandonner la théorie sexuelle. C’est le plus essentiel ! Voyez-vous, nous devons en faire un dogme, un bastion inébranlable." Il me disait cela plein de passion et sur le ton d’un père disant : "Promets-moi une chose, mon cher fils, va tous les dimanches à L’église !" Quelque peu étonné, je lui demandai : "Un bastion – contre quoi ?" Il me répondit : "Contre le flot de vase noire de…" Ici, il hésita un moment pour ajouter "… de l’occultisme ! » Ce qui m’alarma d’abord, c’était le "bastion" et le "dogme" ; un dogme, c’est-à-dire une profession de foi indiscutable, on ne l’impose que là où l’on veut une fois pour toutes écraser un doute. Cela n’a plus rien d’un jugement scientifique mais relève uniquement d’une volonté personnelle de puissance »[2].

Dans la bouche de Freud, le terme « occultisme » désignait tout ce qui peut avoir trait à la vie spirituelle et à l’âme. Cet échange frappa, selon les mots de Jung, au cœur leur amitié : un autre chemin commençait, pour ce dernier, à se dessiner. Cela a été une conversation à trois, en réalité, car quelque chose d’autre s’en est mêlé. Jung raconte :

« Tandis que Freud exposait ses arguments, j’éprouvais une étrange sensation, il me semble que mon diaphragme était en fer et devenait brûlant, comme s’il formait une voûte brûlante. En même temps, un craquement retentit dans l’armoire-bibliothèque qui était immédiatement à côté de nous, de manière telle que nous en fûmes tous deux effrayés. Il nous sembla que l’armoire allait s’écrouler sur nous. C’est exactement l’impression que nous avait donnée le craquement. Je dis à Freud :             
- "Voilà un phénomène catalytique d’extériorisation."   
- "Ah ! dit-il, c’est là pure sottise.              
- Mais non, répliquai-je, vous vous trompez, monsieur le professeur. Et pour vous prouver que j’ai raison, je vous dis d’avance que le même craquement va se reproduire." Et de fait, à peine avais-je prononcé ces paroles, que le même bruit se fit entendre dans l’armoire. J’ignore encore aujourd’hui d’où me vint cette certitude. Mais je savais parfaitement bien que le craquement se reproduirait. »

Freud et Jung n’ont plus jamais reparlé de cet incident, dans lequel leur rupture est déjà consommée et dont ressort l’opposition entre deux attitudes d’esprit. L’une, qu’on pourrait caractériser comme celle du matérialisme rationaliste encore régnant, du moins en apparence, est celle de Freud : elle n’est scientifique que jusqu’à un certain point, qui consisterait en examiner sans préjugé des faits qui dérangent, et elle reproduit fidèlement la rigidité dogmatique qu’elle prétend combattre dans la religion. On peut comprendre qu’elle est l’héritière justement des années de plomb imposées par l’Église, et qu’elle est dans ce regard comme le jeune fils qui, à force de combattre son père, finit par inconsciemment lui ressembler. Le comble est donc qu’à force d’exécrer tout ce qui a trait à la religion et la spiritualité, l’ombre de la science érige un nouveau dogme. L’autre attitude n’est pas ici encore clairement définie mais on peut y discerner l’ouverture à ce qui est présent et veut se manifester, et surtout la capacité à se tenir dans l’entrebâillure du « non-savoir » : Jung ne sait pas, il écoute…

Il y a une contradiction in adjecto dans l’idée que le conscient pourrait connaître de quelque façon l’inconscient. Les pères fondateurs de la psychologie de « l’inconscient » ont choisi ce terme parce qu’il était neutre et ne se prêtait à aucune projection si ce n’est celle d’un esprit scientifique qui aime nommer les choses – c’est un concept limite pour désigner tout ce qui est hors du champ de notre conscience et qui participe cependant de notre vie psychique. Cela, au-delà du concept, est une réalité vivante qui se manifeste dans nos rêves, nos lapsus, nos impulsions, notre imagination, notre interprétation projective de la réalité, etc… et tout ce que pouvons en savoir vient de l’étude de ces rejetons de l’inconscient – ses interférences avec notre vie consciente. Mais si l’inconscient est vu comme une poubelle du conscient, on peut toujours penser la vider et s’en débarrasser. Quand il s’agit d’ériger en dogme et en bastion une théorie matérialiste, on peut voir le petit roi de Freud sans ses habits : c’est l’ego qui se voit dans une approche intellectuelle remonter la voie royale pour aller y planter ses drapeaux et domestiquer notre nature intérieure.

Jung, à l’inverse, reconnait la primauté de l’inconscient dont le conscient est issu comme un enfant renaissant chaque jour de sa mère, et il discerne, à l’œuvre dans la psyché toute entière, un facteur transcendant dont on ne peut rien dire sinon qu’il agit comme un principe d’ordre et de sens et se symbolise dans des images fascinantes, numineuses. Il a retrouvé un accès psychologique aux images vivantes qui ont animé les religions et leurs courants souterrains comme l’alchimie, et il a introduit en Occident la notion du Soi dans une acception proche de l’Orient. Il n’est pas question pour le moi conscient de prétendre conquérir l’inconscient mais plutôt d’établir une relation harmonieuse avec lui, et au travers lui, avec le Soi. C’est ce dernier qui s’avère être le Roi pour lequel la voie des rêves se trace d’elle-même, et c’est lui qui prend cette voie quand bon lui semble pour entrer en relation avec nous, « se révéler » comme on disait en langage religieux. La primauté n’est plus donnée au savoir et à la volonté de puissance du moi mais à la relation avec Soi, et dans cette perspective, les métaphores mythologiques, spirituelles et religieuses du temps passé ou d’autres cultures prennent beaucoup de sens – non plus un sens littéral mais un sens symbolique. La psychologie des profondeurs elle-même est une autre métaphore, une autre mythologie pour tenter d’appréhender le même mystère et de proposer, en langage moderne, une façon de vivre avec lui, d’entretenir une relation vivante avec le Soi.

Je propose souvent aux personnes qui travaillent avec moi en atelier de « choisir leur transe » pour entrer en relation avec l’inconscient. Le mot me vient de Paule Lebrun qui souligne par-là que notre vision sera de toute façon limitée par l’histoire que nous nous racontons à propos de la réalité, comment nous l’interprétons. Ce qui importe avec les croyances, c’est leur efficacité, c’est-à-dire à quoi elles nous servent. J’ai recensé quatre transes, ou quatre métaphores, équivalentes dans la relation à l’inconscient mais qui offrent chacune un angle différent, et surtout permettent une modalité différente de relation avec le mystère du Soi.

Il y a d’abord la transe de la psychologie des profondeurs, qui donne un vocabulaire psychologique précis quoique connecté avec les images vivantes de l’alchimie pour décrire le processus d’individuation par lequel un être humain se réalise. L’inconscient est vu comme étant d’une profondeur indéfinie, dépassant de très loin la dimension individuelle pour s’enraciner dans les archétypes collectifs au-delà du temps. Le Soi est en lien avec l’image de Dieu, mais la psychologie ne parle que de l’image et évite toute métaphysique, dans une attitude qui rappelle la tradition mystique apophatique : neti, neti, ce n’est pas cela, ce n’est pas encore cela. Elle met l’accent sur l’écoute des rêves qui sont vus comme étant surtout symboliques, mais aussi sur l’imagination, la créativité et l’expression de soi, et enfin sur l’attention aux synchronicités, c’est-à-dire aux manifestations extérieures de l’inconscient dans des coïncidences signifiantes. Elle est très efficace dans ce qu’elle permet d’accueillir et d’accompagner toutes sortes d’expériences individuelles sans présumer de rien, mais en faisant confiance à l’intelligence de l’inconscient, la sagesse du Soi.

Il y a ensuite la transe chamanique qui prête un esprit à toutes les choses matérielles et parle de l’Invisible plutôt que de l’inconscient. Observez le changement d’atmosphère immédiat quand vous déclarez travailler avec l’Invisible plutôt qu’avec l’inconscient : Freud fait trois tours dans sa tombe, les eaux noires débordent. Pourtant Jung, s’il faut un exemple, saluait ses casseroles, bouilloires et autres ustensiles quand il rentrait dans sa maison de Bolligen, là où il était en contact avec le vieil homme naturel. Il y a deux façons de vivre cela, soit dans la projection pure et naïve, soit dans la conscience de la projection et en gardant à l’esprit que nous ne savons pas où l’inconscient commence et finit. Les frontières entre l’extérieur et l’intérieur s’effritent et nous faisons alors partie d’une Grande Vie où tout est, d’une certaine façon, vivant, partie intégrante de la nature qui s’avère être le Royaume divin des esprits. La relation est alors avant tout de respect mutuel des ordres de réalité. Le rêve et l’imagination ouvrent des portes sur des univers tangibles même s’ils ont une profondeur de sens symbolique, et, selon le mot de Robert Moss, ils rappellent « à l’âme qu’elle a des ailes ».

Une autre transe est celle du grand Esprit, du souffle divin qui parcoure le monde. Là il est question de la présence de Dieu en tant que tel, ou de Ses Anges et de toutes sortes de guides éventuellement « canalisés ». Là où le monde chamanique peut être associé avec l’En-Bas auquel la psychologie des profondeurs donne accès, nous voici maintenant surtout En-Haut. Ici prévalent surtout les images religieuses qui mettent en scène les jeux en ombres et lumières de l’Amour, la quête du Bien-Aimé de l’âme et le mystère de l’Union : l’accent est mis sur l’Unité de tout ce qui est, la non séparation avec Dieu. Les rêves, comme c’était déjà le cas dans la Bible, sont un espace de communication avec le Divin. L’attitude en est une de révérence et de dévotion, c’est-à-dire de conscience de la plus haute présence dans le cœur. Dans cette métaphore, l’accent est mis sur la dimension active et créatrice de l’inconscient et sur la relation, qui devient de plus en plus consciente : le moi et le Soi, quoi que l’on désigne par là ou sous un autre nom, apparaissent comme intimement liés, impossibles à séparer l’Un de l’autre.

La quatrième transe est celle de la vacuité. On est d’une certaine façon passé de l’autre côté du miroir qui renvoyait les grandes images du Soi. Au-delà de Dieu, la Déité de Maître Eckhart qui est aussi bien Néant qu’Infini, dont on ne peut rien dire mais qui renait sous forme de la conscience dans le monde. Les rêves, les synchronicités, les petits et les grands esprits sont encore là, mais n’ont plus vraiment d’importance car ils apparaissent toujours comme des formes limitées, des voiles de la réalité ultime, qui est indéfinissable, « vide » du point de vue de la conscience relative. Dans les rêves mêmes, c’est l’attitude méditative qui est recherchée pour, en commençant par s’éveiller dans le rêve au fait qu’on rêve, continuer à examiner toute l’existence comme un rêve. La modalité de relation avec le Soi est dans le fait de rester immobile en pleine conscience d’être le Soi, mais aussi le moi, et finalement leur relation. Alors, le problème de la dualité du moi et du Soi est résolu car ils apparaissent comme les deux faces d’une même pièce, et de la même façon, il apparait que l’inconscient et le conscient sont simplement deux moments d’un même processus, plus vaste et indéfini, qui s’inscrit dans le mouvement général de la vie, la danse de l’Univers qu’on appelle le Tao.

Ces quatre transes sont d’une certaine façon équivalentes et se retrouvent sous d’innombrables formes spirituelles; même si l’ordre que je leur ai donné ici a une certaine logique, qui a pour beaucoup été celle de mon étude, il n’y a pas lieu d’élaborer une hiérarchie : chacune de ces approches a sa valeur propre et complémentaire de toutes les autres. Aucune n’est complète en elle-même ; elles s’éclairent mutuellement. Pour reprendre notre image de la « voie royale », voilà donc soudain qu’elle part dans quatre directions comme les quatre montants d’un mandala, sans qu’aucune de ces directions ne soit naturellement privilégiée mais en pointant donc vers le centre : encore une fois, le mystère du Soi inconnu qui se manifeste dans l’un ou l’autre de ces registres. Et le rêve, en tant que voie royale, est aussi complété par l’imagination, l’attention aux synchronicités et la méditation, car ce sont quatre façons encore une fois complémentaires de laisser en conscience l’inconscient venir à nous, le Roi intérieur se porter à notre rencontre en toute ouverture. Finalement, il apparait que la voie n’est ni ici, ni là, et cependant partout à la fois car elle est dans une attitude d'ouverture de la conscience devant ce qui est là, tout à la fois présent et insaisissable.

[2] Ma vie, page 177 de l’édition Gallimard 1973.

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