lundi 29 décembre 2014

Le rêve de Gilgamesh


Le plus vieux rêve dont nous ayons trace remonte à plus de 4 500 ans, à l’invention de l’écriture en Mésopotamie. Une stèle en argile conservée au British Museum raconte l’épopée du roi Gilgamesh et présente plusieurs rêves, parmi lesquels celui-ci ouvre l’histoire :

La nuit dernière, je me promenais dans ma ville. Il y avait beaucoup de monde dans les rues, j’avais le cœur joyeux et fier. Les étoiles brillaient au-dessus de moi, dans le firmament. Tout à coup, je m’aperçois qu’une étoile tombe dans ma direction, et effectivement, une étoile s’écrase sur moi. Elle est très lourde. La foule, curieuse, nous entoure. Certains plaisantent, d’autres embrassent le pied de l’étoile. Moi-même, je suis attiré par elle comme par l’amour d’une femme.

Remarquons d’abord que n’importe qui, de nos jours, pourrait faire un rêve similaire : le langage des rêves n’a pas changé depuis des millénaires. Dans le récit de cette aventure mythique du roi Gilgamesh, il y a une quinzaine de rêves exposés. Ils sont pris très au sérieux. Le rêve est interprété par la propre mère de Gilgamesh. À cette époque déjà, ce sont surtout les femmes qui interprétaient les rêves. La façon d’interpréter les rêves est alors très généralement littérale, concrète, très différente de nos approches psychologiques et symboliques, mais non contradictoire avec celles-ci ni dépourvue de subtilité. L’interprétation de la mère de Gilgamesh est que son roi de fils va rencontrer son égal, un autre héros de force équivalente à la sienne, et qu’ils vont ensemble faire des conquêtes impressionnantes. L’épopée raconte comment le rêve s’est accompli.

Gilgamesh est le roi de la cité d’Uruk, dans le sud de l’actuel Irak. C’est un tyran qui n’hésite pas à s’imposer lors des mariages pour passer la première nuit avec la mariée. Il est très fort et personne n’ose le défier, lui poser de limites ; en termes psychologiques, nous dirions qu’il a succombé à un complexe de puissance. Ses sujets s’en plaignent à Anu, le père des dieux. Or non loin de là, un homme sauvage inquiète la population depuis quelques temps. On l’appelle Enkidu, nom qui évoque les animaux féroces avec lesquels il coure la campagne, et on a très peur de lui car il attaque les troupeaux et déjoue les chasseurs. Après plusieurs tentatives infructueuses pour le capturer, le conseil de la ville décide de lui envoyer une courtisane avec du vin et des parfums pour voir si on ne pourrait pas l’amadouer, et ça marche : l’homme sauvage tombe amoureux. Les animaux qui l’entouraient s’écartent d’Enkidu. Au bout de sept jours et sept nuits de douceurs, l’homme sauvage est pacifié et il est ramené en ville.

Mais au moment où il arrive sur la place principale, Gilgamesh est justement en train de s’imposer dans un mariage et Enkidu s’y oppose. Ils se battent et leur bataille se prolonge pendant de longues heures, jusqu’à épuisement car ils sont de forces égales. Finalement, Gilgamesh renverse Enkidu mais il a eu le temps de mesurer la valeur de son adversaire. Enkidu est aussi fort et aussi noble que lui : il n’utilise jamais de coups bas. Il le relève et l’emmène festoyer. Gilgamesh fait amende honorable auprès de ses sujets. Enkidu et lui deviennent amis et ils partent ensemble vers de nouvelles conquêtes civilisatrices, dans le bon et le mauvais sens du terme. Ils organisent ainsi une expédition au pays de Cèdres, qui pourrait être l’actuel Liban, pour aller abattre Humbaba, le gardien de la forêt appointé par les dieux, en utilisant d’énormes haches. Historiquement, cet épisode pourrait faire référence à cette période de l’histoire où ces peuples ont commencé à abattre d’immenses forêts pour construire des villes et des temples. C’est un moment de rupture avec les temps très anciens où la forêt était la seule demeure des hommes – Uruk compte parmi les toutes premières agglomérations urbaines connues. Symboliquement, c’est aussi un seuil de transformation au-delà duquel la relation à la nature, et en particulier à son caractère sacré, a changé en profondeur.

Avant d’aller plus loin dans cette épopée, il est intéressant de remarquer que nous avons donc là un complexe de puissance qui est soigné par un homme sauvage et mis au service d’une œuvre civilisatrice. Sur un plan symbolique, cela ressemble beaucoup à ce que nous faisons en interrogeant l’homme ancien pour comprendre nos rêves. Mais le préalable pour s’adjoindre la puissance de l’instinct, c’est le féminin, ici au stade primaire de l’anima érotique, qui saura se l’allier : ce sont la sensibilité et le plaisir plus que la force et la volonté qui permettent de civiliser l’homme sauvage. Et ce sont des démêlés avec le féminin, mais maintenant au niveau archétypal, qui vont précipiter la suite des événements. En effet, au faîte de son triomphe qui agace un peu les dieux, Gilgamesh impressionne la déesse Ishtar. Elle veut le séduire mais il lui rit au nez, lui rappelant le sort malheureux de tous les amants que lui prête la mythologie. Elle est ulcérée et fait alors envoyer contre les deux héros un taureau sacré mais ils le tuent. À nouveau, on peut voir là une réminiscence du tournant historique qui a vu le culte de la Grande Déesse s’effacer au profit de dieux mâles et agressifs. C’en est trop : l’ordre ancestral est menacé. Les dieux condamnent alors Enkidu à mort. Sa fin est annoncée dans les rêves et personne ne parvient pas à le guérir quand il tombe malade.

Gilgamesh est inconsolable de la perte de son ami. Il se pose sincèrement la question : que valent toutes mes conquêtes si c’est pour mourir à la fin ? Après avoir erré avec angoisse dans le désert, il décide d’aller trouver Utanapishtî, un vieil homme contemporain du Déluge devenu immortel, afin d’apprendre de lui les secrets de la vie-sans-fin. Utanapishtî vit au bord de l’océan, au bout du monde. Pour y parvenir, Gilgamesh doit traverser une montagne par le passage qu’emprunte le soleil pendant la nuit. De l’autre côté, il arrive dans le jardin des Gemmes, dans lequel les arbres portent en grappe toutes sortes de pierres précieuses. Mais il ne s’arrête pas là et contraint un batelier à le conduire jusqu’à l’île où demeurent Utanapishtî et sa femme. Le vieil homme apprend à Gilgamesh que sa quête est vaine car son immortalité vient d’un décret spécial des dieux. Mais finalement, il lui concède qu’il y a une plante au fond de l’océan qui lui permettra de se régénérer s’il s’en empare. Gilgamesh plonge à la recherche de cette plante qui lui meurtrit les mains tant elle est épineuse. Il saigne de partout mais il parvient à remonter à la surface avec la plante. Sitôt sur la terre ferme, il va se laver à une fontaine car le sel de mer le brûle. Mais pendant qu’il nettoie ses blessures, un serpent mange la plante que Gilgamesh avait posée par terre. C’est le serpent qui devient immortel et Gilgamesh doit rentrer bredouille. Cependant le contact avec la plante l’a guéri de la peur de la mort.

Cette histoire fourmille de symboles, et on peut interpréter un mythe à peu près comme un rêve, sauf qu’il a une portée collective – rien de personnel. Elle a connu un large écho quand elle a été connue car on y a vu une preuve de la réalité historique du Déluge puisqu’elle est la première à en faire mention. Depuis, on s’est aperçu que la Bible reprend et élabore de nombreux récits sumériens dont on a retrouvé les versions originales. Mais c’est sur le plan psychologique qu’elle est la plus instructive car elle montre que les enjeux cruciaux de la vie psychique n’ont pas fondamentalement changé en 4500 ans. La quête de l’immortalité symbolise ce que Jung a appelé l’individuation, la réalisation de ce en quoi nous sommes uniques.

Il y a clairement deux temps dans l’histoire, l’un représentant la première moitié de la vie jusqu’à la mort d’Enkidu, et l’autre présentant les enjeux de la seconde moitié au travers de cette quête d’immortalité pendant laquelle le héros, c’est-à-dire la conscience, doit vivre l’initiation en parcourant le chemin que le dieu soleil emprunte pendant la nuit. On retrouve là le thème universel de la mort-renaissance qui conduit à l’océan du bout du monde, c’est-à-dire à l’inconscient collectif, où vit le vieil homme qui détient la réponse au questionnement du héros. L’histoire nous dit donc que l’immortalité, le secret des dieux, est cachée dans l’inconscient. D’innombrables histoires, mythes et contes de fées tournent autour de ce thème qu’on retrouve aussi dans les rêves.

Cette plante est de la même famille symbolique que la pierre philosophale des alchimistes, qui régénère tout ce qui entre en contact avec elle. Jung disait que la seule conquête qui vaille aujourd’hui d’être poursuivie est l’exploration de notre propre monde inconscient. Il s’agit d’aller chercher cette fameuse plante, ou du moins de nous en approcher. Mais ce n’est pas pour que l’ego devienne immortel. Le serpent, dans l’antiquité et encore souvent aujourd’hui, était un symbole phallique paternel, mais c’est aussi un symbole universel de l’énergie génératrice. Sa capacité de muer laissait penser qu’il se régénère entièrement, échappant ainsi à la mort. Autrement dit, symboliquement, ce n’est pas l’homme qui est immortel mais l’énergie génératrice qui transmet la vie. Mais toucher à la plante guérit à jamais de l’angoisse et de la peur de mourir.

On a demandé à Marie-Louise Von Franz, la plus proche collaboratrice de Jung, comment elle interprèterait aujourd’hui le rêve de Gilgamesh. Son commentaire ici résumé[1] décrit précisément vers quoi tend le processus d’individuation :

Gilgamesh est le roi héros ambitieux typique dont la réussite suit le modèle collectif : il pourrait être aujourd’hui un politicien ou une star de cinéma s’identifiant à son rôle collectif, en en tirant gloire. Ce n’est pas un individu vrai. L’étoile représente par contre sa destinée, sa singularité d’être unique. Chaque âme a son étoile dans le ciel. Celle qui tombe sur Gilgamesh est très lourde : c’est le moment de sa vie où son destin individuel le confronte littéralement. Il lui tombe dessus et maintenant il doit le porter comme le Christ sa croix. Il doit remplir sa destinée véritable, ce qu’il a essayé de faire en étant ambitieux et en s’en tenant au modèle collectif. Avant que l’étoile ne lui tombe dessus, Gilgamesh croyait être un grand homme. Mais il doit réaliser que les gens n’admirent pas son pouvoir ou sa puissance. Dans le rêve, ils embrassent le pied de l’étoile et non les siens. Ils admirent l’étoile qui représente sa vraie grandeur. Le rêve dit à Gilgamesh : « Ne te réjouis pas des compliments et des promesses. C’est ton étoile que les gens admirent, c’est ta capacité de devenir un individu unique. Mais cela est un poids insupportable qu’il te faudra porter parce que suivre son étoile veut dire solitude, isolement, ne pas savoir où aller ni quoi entreprendre. Cela signifie trouver pour soi-même une voie entièrement nouvelle pour accomplir sa destinée et se tenir à cette voie avec intégrité. »


[1] Cette interprétation est présentée en détail dans La voie des rêves, de Marie-Louise Von Franz, pages 67 à 70.

dimanche 14 décembre 2014

Voie royale


Il y a un peu plus d’un siècle, Sigmund Freud réintroduisait les rêves dans notre civilisation par la petite porte en publiant L’interprétation des rêves, ouvrage dans lequel il déclarait : « Le rêve est la voie royale qui mène à l’inconscient ». C’était une petite porte car les rêves n’avaient alors, dans son esprit, de valeur que dans un contexte thérapeutique. Quant à l’inconscient, il s’agissait surtout pour lui du refoulé, c’est-à-dire de ce que nous écartons de notre conscience. Dans son esprit, l’inconscient dérivait du conscient, dont il était la poubelle emplie de désirs inavouables. Cette conception a eu une certaine valeur dans son efficacité thérapeutique car, pour la première fois, il devenait possible de comprendre d’étranges fantasmes, certains rêves et surtout les symptômes envahissants de certaines névroses. Mais, les images portant différents degrés de signification, on peut se demander à quel roi pensait Freud en désignant les rêves comme « la voie royale ». C’est une version moderne de la question posée par Perceval quand il est admis dans le château du roi pêcheur : « Pour qui est servi le Graal ? » – quel est le Roi qui doit parcourir la voie royale, et accessoirement, pour quoi et où conduit-elle ?

Freud est un digne représentant d’une époque qui peut nous sembler bien lointaine où nous étions, en tant que civilisation, convaincus d’avoir tout compris ou presque, et que le peu qui nous échappait serait bientôt élucidé. Un physicien de la fin du XIXème siècle, que le rire des dieux[1] accompagne dans la tombe, disait que nous avions compris toute la physique et percé tous les secrets de l’Univers, à part l’énigme que posaient une petite expérience incongrue et le problème dit du rayonnement des corps noirs. C’est justement l’expérience de Michelson-Morley qui a permis à Einstein d’établir que la vitesse de la lumière est constante et de poser les bases de la relativité. La physique quantique est née de l’étude du rayonnement des corps noirs, avec toutes les conséquences que l’on sait pour la physique classique – quelques décennies après cette déclaration malheureuse, force était de reconnaitre que l’univers est bien plus mystérieux que nous le pensions. Il semble que nous soyons maintenant sur un point de renversement de l’attitude mentale qui caractérisait les scientifiques de cette époque, et que ce retournement justifie les mots attribués à Malraux : « Le XXIème siècle sera mystique ou ne sera pas ».

Jung est parfois présenté comme le premier homme du Verseau, dont l’œuvre tout à la fois anticipe les siècles à venir et jette des ponts qui reconnectent notre modernité au plus lointain passé. Lui-même était conscient que la portée véritable de son travail ne serait pas comprise avant deux ou trois cents ans. Il était scientifique sans scientisme, s’en tenant à une stricte phénoménologie, et il était aussi, sans contradiction, ouvert à la dimension spirituelle de l’existence. Il y a un moment fondateur entre tous, dans ses échanges avec Freud, qui mérite qu’on s’y attarde :

« J’ai encore un vif souvenir de Freud me disant : "Mon cher Jung, promettez-moi de ne jamais abandonner la théorie sexuelle. C’est le plus essentiel ! Voyez-vous, nous devons en faire un dogme, un bastion inébranlable." Il me disait cela plein de passion et sur le ton d’un père disant : "Promets-moi une chose, mon cher fils, va tous les dimanches à L’église !" Quelque peu étonné, je lui demandai : "Un bastion – contre quoi ?" Il me répondit : "Contre le flot de vase noire de…" Ici, il hésita un moment pour ajouter "… de l’occultisme ! » Ce qui m’alarma d’abord, c’était le "bastion" et le "dogme" ; un dogme, c’est-à-dire une profession de foi indiscutable, on ne l’impose que là où l’on veut une fois pour toutes écraser un doute. Cela n’a plus rien d’un jugement scientifique mais relève uniquement d’une volonté personnelle de puissance »[2].

Dans la bouche de Freud, le terme « occultisme » désignait tout ce qui peut avoir trait à la vie spirituelle et à l’âme. Cet échange frappa, selon les mots de Jung, au cœur leur amitié : un autre chemin commençait, pour ce dernier, à se dessiner. Cela a été une conversation à trois, en réalité, car quelque chose d’autre s’en est mêlé. Jung raconte :

« Tandis que Freud exposait ses arguments, j’éprouvais une étrange sensation, il me semble que mon diaphragme était en fer et devenait brûlant, comme s’il formait une voûte brûlante. En même temps, un craquement retentit dans l’armoire-bibliothèque qui était immédiatement à côté de nous, de manière telle que nous en fûmes tous deux effrayés. Il nous sembla que l’armoire allait s’écrouler sur nous. C’est exactement l’impression que nous avait donnée le craquement. Je dis à Freud :             
- "Voilà un phénomène catalytique d’extériorisation."   
- "Ah ! dit-il, c’est là pure sottise.              
- Mais non, répliquai-je, vous vous trompez, monsieur le professeur. Et pour vous prouver que j’ai raison, je vous dis d’avance que le même craquement va se reproduire." Et de fait, à peine avais-je prononcé ces paroles, que le même bruit se fit entendre dans l’armoire. J’ignore encore aujourd’hui d’où me vint cette certitude. Mais je savais parfaitement bien que le craquement se reproduirait. »

Freud et Jung n’ont plus jamais reparlé de cet incident, dans lequel leur rupture est déjà consommée et dont ressort l’opposition entre deux attitudes d’esprit. L’une, qu’on pourrait caractériser comme celle du matérialisme rationaliste encore régnant, du moins en apparence, est celle de Freud : elle n’est scientifique que jusqu’à un certain point, qui consisterait en examiner sans préjugé des faits qui dérangent, et elle reproduit fidèlement la rigidité dogmatique qu’elle prétend combattre dans la religion. On peut comprendre qu’elle est l’héritière justement des années de plomb imposées par l’Église, et qu’elle est dans ce regard comme le jeune fils qui, à force de combattre son père, finit par inconsciemment lui ressembler. Le comble est donc qu’à force d’exécrer tout ce qui a trait à la religion et la spiritualité, l’ombre de la science érige un nouveau dogme. L’autre attitude n’est pas ici encore clairement définie mais on peut y discerner l’ouverture à ce qui est présent et veut se manifester, et surtout la capacité à se tenir dans l’entrebâillure du « non-savoir » : Jung ne sait pas, il écoute…

Il y a une contradiction in adjecto dans l’idée que le conscient pourrait connaître de quelque façon l’inconscient. Les pères fondateurs de la psychologie de « l’inconscient » ont choisi ce terme parce qu’il était neutre et ne se prêtait à aucune projection si ce n’est celle d’un esprit scientifique qui aime nommer les choses – c’est un concept limite pour désigner tout ce qui est hors du champ de notre conscience et qui participe cependant de notre vie psychique. Cela, au-delà du concept, est une réalité vivante qui se manifeste dans nos rêves, nos lapsus, nos impulsions, notre imagination, notre interprétation projective de la réalité, etc… et tout ce que pouvons en savoir vient de l’étude de ces rejetons de l’inconscient – ses interférences avec notre vie consciente. Mais si l’inconscient est vu comme une poubelle du conscient, on peut toujours penser la vider et s’en débarrasser. Quand il s’agit d’ériger en dogme et en bastion une théorie matérialiste, on peut voir le petit roi de Freud sans ses habits : c’est l’ego qui se voit dans une approche intellectuelle remonter la voie royale pour aller y planter ses drapeaux et domestiquer notre nature intérieure.

Jung, à l’inverse, reconnait la primauté de l’inconscient dont le conscient est issu comme un enfant renaissant chaque jour de sa mère, et il discerne, à l’œuvre dans la psyché toute entière, un facteur transcendant dont on ne peut rien dire sinon qu’il agit comme un principe d’ordre et de sens et se symbolise dans des images fascinantes, numineuses. Il a retrouvé un accès psychologique aux images vivantes qui ont animé les religions et leurs courants souterrains comme l’alchimie, et il a introduit en Occident la notion du Soi dans une acception proche de l’Orient. Il n’est pas question pour le moi conscient de prétendre conquérir l’inconscient mais plutôt d’établir une relation harmonieuse avec lui, et au travers lui, avec le Soi. C’est ce dernier qui s’avère être le Roi pour lequel la voie des rêves se trace d’elle-même, et c’est lui qui prend cette voie quand bon lui semble pour entrer en relation avec nous, « se révéler » comme on disait en langage religieux. La primauté n’est plus donnée au savoir et à la volonté de puissance du moi mais à la relation avec Soi, et dans cette perspective, les métaphores mythologiques, spirituelles et religieuses du temps passé ou d’autres cultures prennent beaucoup de sens – non plus un sens littéral mais un sens symbolique. La psychologie des profondeurs elle-même est une autre métaphore, une autre mythologie pour tenter d’appréhender le même mystère et de proposer, en langage moderne, une façon de vivre avec lui, d’entretenir une relation vivante avec le Soi.

Je propose souvent aux personnes qui travaillent avec moi en atelier de « choisir leur transe » pour entrer en relation avec l’inconscient. Le mot me vient de Paule Lebrun qui souligne par-là que notre vision sera de toute façon limitée par l’histoire que nous nous racontons à propos de la réalité, comment nous l’interprétons. Ce qui importe avec les croyances, c’est leur efficacité, c’est-à-dire à quoi elles nous servent. J’ai recensé quatre transes, ou quatre métaphores, équivalentes dans la relation à l’inconscient mais qui offrent chacune un angle différent, et surtout permettent une modalité différente de relation avec le mystère du Soi.

Il y a d’abord la transe de la psychologie des profondeurs, qui donne un vocabulaire psychologique précis quoique connecté avec les images vivantes de l’alchimie pour décrire le processus d’individuation par lequel un être humain se réalise. L’inconscient est vu comme étant d’une profondeur indéfinie, dépassant de très loin la dimension individuelle pour s’enraciner dans les archétypes collectifs au-delà du temps. Le Soi est en lien avec l’image de Dieu, mais la psychologie ne parle que de l’image et évite toute métaphysique, dans une attitude qui rappelle la tradition mystique apophatique : neti, neti, ce n’est pas cela, ce n’est pas encore cela. Elle met l’accent sur l’écoute des rêves qui sont vus comme étant surtout symboliques, mais aussi sur l’imagination, la créativité et l’expression de soi, et enfin sur l’attention aux synchronicités, c’est-à-dire aux manifestations extérieures de l’inconscient dans des coïncidences signifiantes. Elle est très efficace dans ce qu’elle permet d’accueillir et d’accompagner toutes sortes d’expériences individuelles sans présumer de rien, mais en faisant confiance à l’intelligence de l’inconscient, la sagesse du Soi.

Il y a ensuite la transe chamanique qui prête un esprit à toutes les choses matérielles et parle de l’Invisible plutôt que de l’inconscient. Observez le changement d’atmosphère immédiat quand vous déclarez travailler avec l’Invisible plutôt qu’avec l’inconscient : Freud fait trois tours dans sa tombe, les eaux noires débordent. Pourtant Jung, s’il faut un exemple, saluait ses casseroles, bouilloires et autres ustensiles quand il rentrait dans sa maison de Bolligen, là où il était en contact avec le vieil homme naturel. Il y a deux façons de vivre cela, soit dans la projection pure et naïve, soit dans la conscience de la projection et en gardant à l’esprit que nous ne savons pas où l’inconscient commence et finit. Les frontières entre l’extérieur et l’intérieur s’effritent et nous faisons alors partie d’une Grande Vie où tout est, d’une certaine façon, vivant, partie intégrante de la nature qui s’avère être le Royaume divin des esprits. La relation est alors avant tout de respect mutuel des ordres de réalité. Le rêve et l’imagination ouvrent des portes sur des univers tangibles même s’ils ont une profondeur de sens symbolique, et, selon le mot de Robert Moss, ils rappellent « à l’âme qu’elle a des ailes ».

Une autre transe est celle du grand Esprit, du souffle divin qui parcoure le monde. Là il est question de la présence de Dieu en tant que tel, ou de Ses Anges et de toutes sortes de guides éventuellement « canalisés ». Là où le monde chamanique peut être associé avec l’En-Bas auquel la psychologie des profondeurs donne accès, nous voici maintenant surtout En-Haut. Ici prévalent surtout les images religieuses qui mettent en scène les jeux en ombres et lumières de l’Amour, la quête du Bien-Aimé de l’âme et le mystère de l’Union : l’accent est mis sur l’Unité de tout ce qui est, la non séparation avec Dieu. Les rêves, comme c’était déjà le cas dans la Bible, sont un espace de communication avec le Divin. L’attitude en est une de révérence et de dévotion, c’est-à-dire de conscience de la plus haute présence dans le cœur. Dans cette métaphore, l’accent est mis sur la dimension active et créatrice de l’inconscient et sur la relation, qui devient de plus en plus consciente : le moi et le Soi, quoi que l’on désigne par là ou sous un autre nom, apparaissent comme intimement liés, impossibles à séparer l’Un de l’autre.

La quatrième transe est celle de la vacuité. On est d’une certaine façon passé de l’autre côté du miroir qui renvoyait les grandes images du Soi. Au-delà de Dieu, la Déité de Maître Eckhart qui est aussi bien Néant qu’Infini, dont on ne peut rien dire mais qui renait sous forme de la conscience dans le monde. Les rêves, les synchronicités, les petits et les grands esprits sont encore là, mais n’ont plus vraiment d’importance car ils apparaissent toujours comme des formes limitées, des voiles de la réalité ultime, qui est indéfinissable, « vide » du point de vue de la conscience relative. Dans les rêves mêmes, c’est l’attitude méditative qui est recherchée pour, en commençant par s’éveiller dans le rêve au fait qu’on rêve, continuer à examiner toute l’existence comme un rêve. La modalité de relation avec le Soi est dans le fait de rester immobile en pleine conscience d’être le Soi, mais aussi le moi, et finalement leur relation. Alors, le problème de la dualité du moi et du Soi est résolu car ils apparaissent comme les deux faces d’une même pièce, et de la même façon, il apparait que l’inconscient et le conscient sont simplement deux moments d’un même processus, plus vaste et indéfini, qui s’inscrit dans le mouvement général de la vie, la danse de l’Univers qu’on appelle le Tao.

Ces quatre transes sont d’une certaine façon équivalentes et se retrouvent sous d’innombrables formes spirituelles; même si l’ordre que je leur ai donné ici a une certaine logique, qui a pour beaucoup été celle de mon étude, il n’y a pas lieu d’élaborer une hiérarchie : chacune de ces approches a sa valeur propre et complémentaire de toutes les autres. Aucune n’est complète en elle-même ; elles s’éclairent mutuellement. Pour reprendre notre image de la « voie royale », voilà donc soudain qu’elle part dans quatre directions comme les quatre montants d’un mandala, sans qu’aucune de ces directions ne soit naturellement privilégiée mais en pointant donc vers le centre : encore une fois, le mystère du Soi inconnu qui se manifeste dans l’un ou l’autre de ces registres. Et le rêve, en tant que voie royale, est aussi complété par l’imagination, l’attention aux synchronicités et la méditation, car ce sont quatre façons encore une fois complémentaires de laisser en conscience l’inconscient venir à nous, le Roi intérieur se porter à notre rencontre en toute ouverture. Finalement, il apparait que la voie n’est ni ici, ni là, et cependant partout à la fois car elle est dans une attitude d'ouverture de la conscience devant ce qui est là, tout à la fois présent et insaisissable.

[2] Ma vie, page 177 de l’édition Gallimard 1973.