mercredi 30 avril 2014

Une couleur jamais vue

Une amie m’a communiqué le dernier rêve qu’a fait son père, quelques jours avant son décès. Je le retranscris, avec sa permission, exactement comme il m’a été transmis :

Je suis avec Julien (son petit-fils le plus proche qui vient d'avoir un garçon) dans le grenier de sa maison....il travaille dans un ski-doo, un modèle très futuriste comme je n'ai jamais vu, avec une couleur incroyable que je ne connais pas.....si tu avais vu ça .....c'est pas croyable! Il fait beaucoup de bruit et il ne s'occupe pas de moi....il parle sans arrêt et je ne comprends pas tout ce qu'il dit....je trouve qu'il parle trop....j'ai froid j'ai tellement froid et il ne prend pas soin de moi il continue de parler et ça fait trop de bruit....mais si tu avais vu la couleur ....une couleur que je n'ai jamais vue....et tellement une drôle de machine! Mais là je me cache avec une couverte mais j'ai froid j'ai froid j'arrive pas à me réchauffer.....Je descends un escalier et là j'arrive dans mon appartement...je suis dans mon appartement.

C’est un rêve de mort. Bien sûr, le contexte dans lequel il a été reçu facilite cette interprétation : le vieil homme était à l’hôpital et savait qu’il était en fin de vie. Je ne suis pas certain que je l’aurais compris ainsi si je l’avais entendu hors de ce contexte, mais il y a quelques indices typiques d’un rêve signalant l’approche du grand passage. La mort s’annonce volontiers en rêve, mais toujours sous forme déguisée. Quand on rêve explicitement de la mort, par exemple qu’on meure dans un accident ou assassiné – thème plus fréquent qu’on ne croit –, c’est très généralement symbolique d’une grande transformation. Ou alors il y a une partie de nous qui meure en effet, et on vit éventuellement son agonie tandis qu’on est obligé de s’en détacher, mais notre corps physique a encore de beaux jours devant lui. Quand la mort s’annonce dans un rêve, c’est souvent sous la forme de retrouvailles avec de chers disparus, d’un voyage auquel il faut se préparer, ou encore d’un retour à la maison ou d’un mariage.

Marie-Louise Von Franz, qui a été la principale collaboratrice de Carl Jung, a publié un livre remarquable sur Les rêves et la mort. C’est une lecture qui m’a profondément touché et qui a profondément orienté mon propre travail sur les rêves. Je me souviens comme j’étais ébranlé au tréfonds après l’avoir lu une première fois, pour ainsi dire d’une traite. J’ai été élevé dans une culture matérialiste qui niait la possibilité d’une survie de la conscience après la mort, et pour la première fois, mais non la dernière, je trouvais des éléments à l’appui d’une vision bien plus large de la nature de la conscience. Le plus surprenant pour moi à l’époque a été de réaliser que c’était moins les explications de Mme Von Franz qui me communiquaient cette certitude que les images de rêve qu’elle mentionne. C’est alors que j’ai mesuré que les rêves parlent à l’âme au-delà et par-delà toute rationalité, qui peut toujours être discutée. Je pourrais dire que c’est à partir de là que j’ai vraiment ressenti l’appel profond à travailler avec les rêves et, encore aujourd’hui, je considère qu’il n’est pas de plus grand service qu’on puisse rendre à un être humain que de l’aider à mourir, c’est-à-dire à naître à une autre dimension.

Jung l’avait déjà remarqué, et la tradition orientale le confirme : la mort, même accidentelle, s’annonce dans les rêves. Il semble qu’il y ait un rêve préparant explicitement au passage environ 6 mois avant le décès. Cette datation est frappante car, en Inde, on dit que 6 mois avant la mort, le flux de l’énergie s’inverse : au lieu d’absorber le prana, le corps le rejette. Il y a de nombreux exemples frappants de cette anticipation. L’un des plus connus est rapporté par Jung qui avait un ami médecin qui se moquait de l’interprétation des rêves, et qui lui a raconté qu’il avait rêvé être arrivé au sommet d’une haute montagne. Il a alors ressenti un tel sentiment de bonheur et de supériorité qu’il s’est senti capable de monter dans l’univers, et c’est effectivement ce qui s’est passé : il a commencé à monter dans les airs pour se réveiller finalement en pleine extase. Jung lui conseilla de ne plus pratiquer l'alpinisme en solitaire et d'être très prudent, s’attirant le rire du rêveur. Deux mois plus tard une avalanche faillit l’emporter alors qu'il faisait seul une course en montagne mais il fut sauvé à temps par une patrouille militaire. Quelques temps après, il mit le pied dans le vide et sa chute fut mortelle.

Le propos du livre de Mme Von Franz va beaucoup plus loin que de telles anecdotes. Elle s’est intéressée à ce que nous disent les rêves de la nature de la mort elle-même, et a mis les éléments qu’elle a tirés des rêves en relation avec le symbolisme des alchimistes et, en particulier, celui des anciens Égyptiens. Ces derniers peuvent être considérés comme ayant été de grands spécialistes de la mort : pour eux, notre existence sur terre était beaucoup moins importante que leur devenir « de l’autre côté ». Le rituel d’embaumement des cadavres qu’ils ont raffiné à l’extrême préparait à la résurrection dans un corps glorifié dont le symbolisme renvoie clairement à la notion du corps subtil. Mme Von Franz le dit sans ambages : « l’inconscient, de toute évidence, "croit" à une vie après la mort ». C’est généralement un message réconfortant que reçoit la personne qui rêve – il arrive ainsi que la mort soit présentée à une personne malade comme une guérison, comme en témoigne ce rêve d’une jeune femme se mourant du cancer :

« Je suis à l’hôpital, debout près de mon lit, je me sens forte et guérie. Le soleil entre à flots dans la pièce. Le médecin est là et me dit que je suis complètement guérie, d’une façon inattendue, et que je peux quitter l’hôpital. Alors je me suis retournée et j’ai aperçu dans mon lit… mon cadavre. »

Cette vision saisissante n’est pas sans rappeler de nombreux récits d’expérience de mort imminente (NDE) et de sortie du corps (OBE), qui étayent l’idée d’une indépendance de la conscience vis-à-vis du corps. Un autre thème symbolique qui ressort volontiers de ces rêves est celui du renouvellement de la végétation, dont nous avons un écho encore aujourd’hui dans la représentation de la mort comme portant une faux. Mme Von Franz rapporte ainsi ce rêve d’un homme qui n’arrivait pas à accepter un diagnostic fatal : il voyait un champ de blé saccagé par un troupeau de bovins avant d’avoir pu parvenir à maturité, et soudain il a entendu une voix lointaine dire :

« Tout parait anéanti mais tout repoussera, les racines sont sous terre et d’elles repoussera de nouveau le blé ».

Ce thème des racines souterraines est fréquent en rêve quand il est question de la mort. Dans le dernier rêve connu de Jung, il a ainsi vu une pierre ronde entourée de vases et d’un carré d’arbres avec des fils d’or scintillant parmi leurs racines. Les vases sont peut-être à mettre en relation avec la façon dont les anciens Égyptiens conservaient des parties du corps démembré d’Osiris dans l’attente qu’il soit reconstitué. Quant aux racines, elles renvoient, pourrait-on dire, nécessairement à cette citation de Jung qui met notre existence en perspective : « La vie m'a toujours semblé être comme une plante qui puise sa vitalité dans son rhizome ; ce qui devient visible au-dessus du sol ne se maintient qu'un seul été, puis se fane... Apparition éphémère. Quand on pense au devenir et au disparaître infinis de la vie et des civilisations, on retire une impression de vanité des vanités ; mais personnellement je n'ai jamais perdu le sentiment de la pérennité de la vie sous l'éternel changement. Ce que nous voyons, c'est la floraison - et elle disparaît - mais le rhizome persiste. »

De par la règle pars pro toto qui veut que la partie fasse allusion à l’ensemble, les racines évoquent aussi l’arbre, c’est-à-dire un des symboles majeurs de l’individuation. C’est une des conclusions frappantes du livre de Mme Von Franz : « Presque tous les symboles repérables dans les rêves de mort apparaissent également au cours du processus d’individuation, notamment tel qu’il se manifeste pendant la seconde phase de l’existence. (…) Le processus d’individuation est, littéralement, une préparation à la mort. En fait, rêves de mort et rêves d’individuation ne se distinguent en rien les uns des autres dans leur symbolisme archétypique ». Cela conduit à penser que vivre en conscience implique de faire face à l’inéluctabilité pour chacun de la mort et de s’y préparer, mais aussi dès lors de ne pas perdre une seconde pour vivre aussi pleinement et intensément que possible dans le présent.

On ne peut finalement tirer aucune certitude des rêves quant au devenir de la conscience après la mort, mais seulement des indices d’une profonde transformation et d’une « continuation du processus vital que notre conscience ordinaire ne permet pas de saisir ». C’est cette réflexion de Mme Von Franz qui permet de comprendre que le rêve du vieil homme que j’ai présenté en introduction est un rêve de mort : voilà que son devenir, représenté par son petit-fils, s’affaire sur un véhicule d’une couleur jamais vue, qui préfigure un autre monde, une autre dimension. La conscience ordinaire ne peut pas saisir de quoi est faite cette nouvelle dimension car c’est complètement hors du connu. Il semble, selon plusieurs témoignages, que nous vivions dans une réalité restreinte par nos sens et par notre mental, et que ces limites disparaissent de « l’autre côté », au point qu’il soit pénible de revenir. Ainsi Jung, quand il devint clair au cours de son expérience de mort imminente qu’il devait continuer son œuvre sur terre, éprouva la déception de devoir retourner au « système des caissettes » : notre réalité ordinaire lui semblait être un monde artificiel dans lequel chaque être humain occupe une petite caisse à trois dimensions…

Un autre indice qui permet de comprendre que le rêve présenté en introduction prépare le rêveur à partir tient à ce grand froid qu’il éprouve quand il se rend compte que son petit-fils ne s’occupe pas de lui, et dans le fond n’a plus besoin de lui. Ce ressenti de froid impossible à surmonter est un signe du retrait de l’énergie qui quitte ce monde. Il est temps pour le vieil homme de s’en aller et voilà donc qu’il rentre chez lui, dans son appartement. C’est peut-être le thème archétypique le plus commun en ce qui concerne la mort : le retour à la maison. En filigrane de cette image, on retrouve le thème de l’exil de l’âme dans la matière et l’idée qui veut que notre véritable demeure soit l’immensité. J’ai déjà évoqué ailleurs comment Jung était arrivé à l’intuition de ce que le Soi prend forme humaine comme quelqu’un revêt un costume de plongeur, pour s’immerger dans les expériences du monde à trois dimensions.

La mort fait partie de ces impensables qui réclament une pensée mythique et symbolique pour l’appréhender. Un symptôme du désarroi intérieur de notre époque apparait de façon criante dans la façon dont nous traitons la mort, c’est-à-dire en la cachant et en détournant le regard tandis qu’elle ressort sans cesse dans nos écrans de télévision et nos jeux vidéo. Jung insistait sur l’importance pour une personne qui vieillit de « se familiariser avec la possibilité de mourir. Une ultime interrogation se pose à elle et il faudrait pouvoir y répondre. À cette fin, il faudrait disposer d’un mythe de la mort car la raison ne lui offre rien que la fosse obscure dans laquelle il est sur le point d’entrer. » Il ne s’agit selon lui pas tant de « croire » que de suivre l’archétype qui ouvre le passage, de laisser la nature nous prendre par la main et nous emmener. Le mythe collectif a beau être perdu, l’archétype ressort encore et toujours dans les rêves des individus et laisse entrevoir un sens au-delà de notre compréhension. Dans cette perspective qui tend, avec l’individuation, vers la réalisation de notre totalité, Jung disait encore que « la dissolution de notre forme temporelle dans l’éternité n’est pas une perte de sens. Au contraire, le petit doigt apprend à reconnaître qu’il fait partie de la main. »

vendredi 18 avril 2014

Quel est ton mythe ?

Jung raconte dans Ma vie qu’après avoir publié le livre[1] qui a précipité sa rupture avec Freud, car il y a développé une conception intégrant la dimension spirituelle de la libido, une question décisive lui est littéralement tombée dessus :

« Il m’arriva un instant d’inhabituelle clarté au cours duquel se déroula le chemin que j’avais jusque-là parcouru. Je pensai : « Tu possèdes maintenant une clé qui te permet de pénétrer dans la mythologie, et tu as la possibilité d’ouvrir toutes les portes de la psyché humaine inconsciente ». Mais là, en moi, se fit entendre un chuchotement : « Pourquoi ouvrir toutes les portes ? » Et aussitôt s’éveilla l’interrogation concernant ce que je pouvais bien avoir accompli. J’avais expliqué les mythes des peuples du passé; j’avais écrit un livre sur le héros, ce mythe dans lequel l’homme vit depuis toujours.
« Mais dans quel mythe vit l’homme de nos jours ?
-           Dans le mythe chrétien, pourrait-on dire.
-           Est-ce que toi, tu vis dans ce mythe ? demanda quelque chose en moi.
-           Si je réponds en toute honnêteté, non ! Ce n’est pas le mythe dans lequel je vis.
-           Alors, nous n’avons plus de mythe ?
-           Non, il semble que nous n’ayons plus de mythe.
-           Mais quel est ton mythe à toi, le mythe dans lequel tu vis ? »
Je me sentis de moins en moins à l’aise et je m’arrêtais de penser. J’avais atteint une limite. »

C’est un tournant dans le cheminement du jeune psychiatre qu’est encore Jung, et sans doute pourrait-on parler là d’un éveil. Il a alors 37 ans et se trouve sur le seuil de la confrontation avec l’Inconscient qui, après qu’il ait souffert la perte de la figure paternelle que représentait Freud, va le conduire sur des chemins inexplorés dont toute son œuvre émergera. Il n’est pas le seul à se trouver sans le savoir à la veille d’une immense transformation : nous sommes en 1912, et c’est toute l’Europe qui va bientôt entrer en convulsions. C’est un cataclysme inimaginable qui va bientôt s’abattre avec la Grande Guerre sur la civilisation européenne alors au faîte de sa prospérité matérielle et de son arrogance intellectuelle, et tout emporter dans un torrent de boue mêlée de sang. Le monde ne sera plus jamais pareil après ces quatre années d’orages d’acier, et parmi les innombrables victimes, on compte aussi un certain christianisme mort au champ d’honneur, enterré dans les tranchées avec toutes les illusions qui prévalaient encore. C’est depuis cette époque qu’on parle en Occident d’une « crise des valeurs ».

Jung est alors comme une antenne qui capte les soubresauts de la psyché collective et détecte les signes précurseurs du gigantesque tremblement de terre à venir. Il a en 1913 des visions qui lui font douter de sa santé mentale : il voit un flot immense recouvrir tous les pays entre la mer du Nord et les Alpes, et cette mer se transforme en flots de sang. Il a l’intuition d’une catastrophe épouvantable tandis qu’une voix lui dit : « Regarde, c’est tout à fait réel et cela sera ainsi. » Puis, au printemps 1914, il fait des rêves qui parlent d’une terrible glaciation, comme si un froid monstrueux s’abattait sur terre en provenance des espaces intersidéraux. Le troisième et dernier rêve de cette série se termine cependant sur l’image d’un arbre dont les feuilles se sont transformées sous l’effet du gel en raisins sucrés, que Jung offre à une foule nombreuse qui attend. Quand la guerre éclate comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu le 1er août, il comprend qu’il n’est pas assailli comme il le craignait par des images psychotiques mais qu’il doit rechercher comment son expérience vivante est reliée au destin collectif.

Au travers de ces images et avec le préambule donné par son dialogue intérieur, nous pouvons discerner le sens et l’importance de son œuvre pour notre civilisation. Jung est considéré par plusieurs comme le « premier homme du Verseau », c’est-à-dire le premier par lequel a été versé l’eau vivante dont nous avons tellement soif. Il est bien beau qu’on lui érige de telles statues honorifiques mais il semble que rares sont celles et ceux qui réalisent que la question qui lui est tombée dessus est en fait, au travers de Jung, posée à chacun de nous :

Quel est ton mythe ?

Il en est bien sûr encore parmi nous et grâce leur soit rendue qui vivent dans le passé, c’est-à-dire dans le mythe chrétien, une lignée bouddhiste, ou autre. Ces gens nous rendent un grand service car ils maintiennent un lien vivant, fut-il désuet, avec notre passé spirituel ancestral. Jung souligne cependant qu’il est beaucoup plus confortable de vivre dans le passé, avec des réponses fournies par la tradition, que dans le présent, où les questions sont nécessairement brûlantes. C'est ainsi que pour la plupart d’entre nous, c’est surtout un constat amer qui prévaut :

Alors, nous n’avons plus de mythe ?

Non, nous n’avons plus de mythe. Nous sommes d’un temps où l’on se croit supérieur parce que l’on a plus de mythe, où l’on nie le besoin de l’âme humaine de se nourrir de symboles. C’est jusqu’à cette âme qui est niée : qu’est-ce donc que l’âme ? On ne l’observe ni avec un télescope, ni avec un microscope. On peut la voir éventuellement agoniser dans les yeux des jeunes qui préfèrent se perdre dans des paradis artificiels plutôt que d’essayer de vivre dans un monde déshumanisé. La drogue la plus redoutable n’est peut-être pas celle que l’on s’injecte pour anesthésier l’âme qui hurle ; elle est dans ce flot d’images vides de tout sens vivifiant que nous déversent les médias pour nous convaincre que tout est marchandise. L’âme est justement une de ces réalités qui ne peut être réduite à une marchandise, qui n’a pas de prix tant elle a de valeur.

Le malentendu entre notre modernité et l’âme ressort d’une conversation que Joseph Campbell, le grand mythologue, a eu avec un animateur de radio. Campbell expliquait ce qu’est une métaphore en recourant à l’exemple d’une jeune femme courant à une telle vitesse et avec une telle grâce qu’il pouvait dire qu’elle était une gazelle. L’animateur s’est insurgé : 

-          Mais c’est un mensonge ! Ne devrait-on pas dire qu’elle coure comme une gazelle ?

Non. Tout l’art de la métaphore est dans le dépassement de l’analogie induite par le « comme ». La métaphore emmène plus loin – c’est précisément ce que veut dire son étymologie metaphoros, « qui emmène plus loin » ; elle donne à toucher quelque chose d’indiscernable et qu’on ne peut pas vraiment saisir avec le mental. Un Amérindien pourrait dire que la gazelle est l’animal-pouvoir de la jeune femme dont parlait Campbell tandis que le mental, aussitôt qu’il a dit « comme », s’embourbe dans la discussion de tout ce qui fait qu’une jeune femme n’est pas vraiment comparable à une gazelle. 

Jung a touché la profondeur de la perte d’âme qui affecte notre civilisation quand il est allé chez les Indiens Pueblos et qu’il a interrogé leur chef sur la signification de la cérémonie qu’ils faisaient chaque matin au lever du soleil. Le chef lui a alors expliqué qu’ils aidaient leur Père, le Soleil, à se lever et à traverser le ciel. Quand il raconte cet épisode, Jung assène que lorsque nous sourions de la naïveté de cette croyance en nous glorifiant de notre intelligence, cela nous permet surtout d’éviter de regarder combien nous sommes appauvris et dégénérés. Il comprit alors sur quoi reposait la dignité de l’individu isolé : fils du Soleil, sa vie a un sens cosmologique. Il a une place dans le Grand Tout, il n’existe pas pour vivre une vie dépourvue de sens en consommant le plus possible pour faire tourner un système économique qui dévaste la planète.

La métaphore, que ce soit au travers des mythes, des rêves ou de la poésie – toutes activités essentielles qui revendiquent la gloire de l’inutile – est le seul moyen d’appréhender ce qui nous dépasse et nous dépassera toujours. Or cela qui nous dépasse est aussi ce qui nous contient et donne un sens à notre existence en lui donnant un contexte plus large. Quant à évoquer plus directement de quoi il s’agit au fond, vers quoi pointent finalement tous les mythes, Jung le dit clairement : « Pour l'homme la question décisive est celle-ci : te réfères-tu ou non à l'infini? Tel est le critère de sa vie. C'est uniquement si je sais que l'illimité est l'essentiel que je n'attache pas mon intérêt à des futilités et à des choses qui n'ont pas une importance décisive. Si je l’ignore, j’insiste pour que le monde me reconnaisse une certaine valeur pour telle ou telle qualité, que je conçois comme propriété personnelle : « mes dons » ou « ma beauté » peut-être. Plus l’homme mais l’accent sur une fausse possession, moins il peut sentir l’essentiel, et plus il manque de satisfaction dans la vie. »

Alors, quel est votre mythe ? À quoi croyez-vous ? Ou mieux encore, à quelle histoire donnez-vous la vertu, au-delà de toute croyance, d’éclairer votre existence ? À quoi vous consacrez-vous, c’est-à-dire : comment restituez-vous à votre vie son caractère intrinsèque d’aventure sacrée ?

Il y a bien un mythe qui a pris forme dans l’œuvre de Jung. Edward Edinger, qui a commenté celle-ci avec une attention particulière à sa dimension religieuse, fait ressortir qu’avec Jung apparait le mythe de la « création de conscience ». Il en ressort que Dieu est inconscient de Lui-même et que c’est la tâche de l’être humain que de L’aider à prendre conscience de qui Il est. Dans cette perspective, c’est par exemple parce que Job a défait moralement Dieu qui l’avait livré aux caprices de Satan qu’Il a décidé de s’incarner et de venir partager nos souffrances jusqu’à la conclusion que nous célébrons symboliquement en ce vendredi de Pâques. Ses conclusions ont choqué nombre d’esprits religieux, tandis que d’autres ont voulu y voir les prémisses d’une nouvelle religion. Mais, plutôt qu’une nouvelle imagerie collective, il ressort de l’aventure intérieure de Jung que c’est à chacun de bâtir désormais son propre mythe. Nous sommes à cette époque glaciaire où il n’est plus de mythe collectif pour sustenter l’âme ; c’est à chacun de retrouver, de haute lutte et en lui-même, la source vive qui lui permettra d’assumer son existence individuelle avec la dignité d’un Fils du Soleil.

Ainsi Campbell pouvait-il affirmer : « Ce n’est pas la société qui doit guider et sauver le héros créateur mais précisément l’inverse. Et ainsi, chacun de nous prend part à l’épreuve suprême – c’est-à-dire porte la croix du rédempteur – non dans les moments glorieux des grandes victoires de sa tribu mais dans le silence de son propre désespoir. »

Dans mon mythe personnel, il ressort comme le disait si bien Hölderlin que « plus le péril grandit, plus croît ce qui sauve ». Non seulement Jung a-t-il jeté un pont vers l’avenir au moment décisif où tout semblait en voie d’être perdu, mais beaucoup d’autres ont élargi la voie depuis. Il est pour moi profondément significatif par exemple qu’au moment le plus sombre du XXème siècle se soit produit ce qui ressemble fort à une épiphanie quand quatre jeunes gens ont, en Hongrie occupée par les nazis, engagé un dialogue[2] avec leur Maître intérieur qui est encore d’actualité pour nous. Au travers de l’Ange qui les a aidés à traverser l’enfer sur terre, nous pouvons reconnaître la présence du Soi ou du Divin, si ces distinctions conceptuelles sont encore de quelque utilité. Ce qui importe, c’est que finalement la mécanique destructrice qui les environnait n’a eu alors aucune prise sur eux, non plus que sur Etty Hillesum[3] qui a elle aussi livré du fond d’un camp de concentration un témoignage des plus éloquent de dignité humaine. Nous pouvons en tirer l’espoir qui veut que la glaciation de l’âme prendra fin tôt ou tard, que le printemps approche inéluctablement. Nombreuses seront alors les fleurs de conscience qui s’ouvriront et célébreront l’éveil de la Terre Une.


[1] Métamorphose de l’âme et ses symboles. Voir http://www.cgjungfrance.com/Metamorphoses-de-l-ame-et-ses pour un résumé.
[2] Dialogues avec l’Ange, Aubier Montaigne.
[3] Etty Hillesum, Une vie bouleversée, journal 1941-1943, éditions du Seuil.

dimanche 6 avril 2014

Le méditant qui me rêve


Une relecture spirituelle de Jung s’impose. Ce pourrait être une relecture dans une perspective non-dualiste, parmi d’autres approches possibles puisque l’œuvre de Jung est si riche qu’elle se refuse à toute saisie unilatérale. Plusieurs publications récentes jettent une nouvelle lumière sur l’aventure intérieure du chercheur d’or spirituel qu’il a été, à commencer par le Livre Rouge où il a enluminé ses imaginations actives. La brillante étude Jung et la mystique de Steve Melanson montre comment la démarche de Jung s’appuie sur les traces laissées par Maître Eckhart. La thèse remarquable de Luc Beaubien sur L’expérience mystique selon C.G. Jung[1] apporte un éclairage sur les relations parfois ambigües mais incontestables qu’il y a entre individuation, en particulier dans le vécu de Jung, et expérience mystique, au sens d’une expérience du numineux au-delà des opposés. Le terme « mystique » renvoie étymologiquement au verbe grec « mueô », qui signifie « rester muet, silencieux », et c’est précisément ce silence qui caractérise l’expérience de l’espace ouvert au-delà de la dualité. Jung parlait plus souvent pour sa part de « gnose », c’est-à-dire d’un mode de connaissance direct, par l’intérieur, tenant dans le fait de contempler la réalité dans le miroir de la « psyché objective », l’inconscient collectif et le Soi au-delà des opposés.

L’autobiographie intérieure de Jung commence sur ces mots : « Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation ». Dans le travail des rêves, et un récit autobiographique est un grand rêve, la première phrase est très importante car elle donne la note de tout ce qui suit. Ici, dans cette phrase, il n’y a rien de personnel à part le « ma » introductif ; le moi s’efface devant l’inconscient en même temps qu’il y a l’affirmation décisive d’une réalisation. L’inconscient, c’est un voile de silence bien commode qu’on tire sur ce qu’on ne peut pas nommer, pas conceptualiser, parce que c’est hors de notre champ de conscience. Jung affirme à mots couverts une réalisation de la conscience du Soi. Mais jusqu’où est allée cette réalisation ? Plus loin, il parle de sa vie à Bolligen, la tour qu’il s’était bâtie sur le lac de Zurich : « Par moment, je suis comme répandu dans le paysage et dans les choses et je vis dans chaque arbre, dans le clapotis des vagues, dans les nuages, dans les animaux qui vont et qui viennent, et dans les objets. » Ce qu’il décrit là est caractéristique d’une expansion de conscience dans laquelle le point de vue auto-centré sur le moi s’efface, une ouverture au-delà de la séparation dans laquelle le vieux Jung semble avoir passé beaucoup de temps en silence, sa propre nature résonnant avec la nature environnante.

Il ne s’agit pas de faire dire à Jung ce qu’il n’a pas dit. Il n’a jamais discuté du concept de « non-dualité » car c’était hors du vocabulaire et pour ainsi dire du champ mental de son époque. Il est resté lui-même fort pris dans la dualité, par exemple du bien et du mal, et plus profondément du sens et du non-sens de l’existence. Il écrit à la fin de sa vie : « Comme dans toute question de métaphysique, les deux (alternatives) sont probablement vraies : la vie est sens et non-sens ou elle possède sens et non-sens. J'ai l'espoir anxieux que le sens l'emportera et gagnera la bataille. » Il s’est intéressé au Satori mais considérait que la réalisation ultime n’est accessible qu’à quelques individus exceptionnels comme le Bouddha. Il décourageait les occidentaux d’aller chercher la réalisation en Orient. Il aurait eu la possibilité de rencontrer Sri Maharshi, dont il ne pouvait ignorer l’envergure spirituelle car son ami Heinrich Zimmer lui en avait longuement parlé, mais il a préféré s’en détourner. Je parlerai une autre fois de ce rendez-vous manqué avec le sage de Tiruvannāmalai – pour nombre de chercheurs spirituels, c’est le « péché de Jung » que d’avoir dédaigné aller s’assoir aux pieds de ce « saint homme ». Aujourd’hui, ce sont sur deux rêves de Jung que je voudrais m’arrêter car ils me semblent ouvrir à une perspective bien plus large que celle de la psychologie des profondeurs, et de toute psychologie finalement. Il présente ces rêves en disant qu’ils éclairent « les questions les plus difficiles » qui tiennent aux relations entre « l’homme intemporel », le Soi, et l’homme terrestre pris dans le temps et l’espace, le moi.

Jung rapporte, dans Ma Vie (pages 367, 368), qu’en octobre 1958, il vit en rêve venir à lui deux disques de métal brillant qui filaient vers le lac en décrivant un arc de cercle au-dessus de sa maison. Il reconnut là des OVNI et voilà qu’un autre objet sembla se diriger directement vers lui. « C’était une lentille circulaire comme l’objectif d’un télescope. À une distance de quatre ou cinq cents mètres environ, l’objet s’immobilisa un instant puis fila au loin. Immédiatement après, un autre corps arriva en traversant les airs : une lentille d’objectif avec un prolongement métallique aboutissant à une boîte, sorte de lanterne magique. À soixante ou soixante-dix mètres de distance, il s’arrêta dans l’air et me visa. Je me réveillai en proie à un sentiment d’étonnement. Encore à moitié dans mon rêve une idée me traversa l’esprit : Nous croyons toujours que les ovnis seraient des projections, or il semble bien que c’est nous qui sommes les leurs. La lanterne magique me projette sous la forme de C.G. Jung, mais qui manipule la lanterne magique ? »

Ce rêve lui rappelle un autre rêve qu’il a fait auparavant et où transparaît d’une certaine façon la réponse à son questionnement. C’est un des signes très surprenant de l’action du Soi, que j’ai pu moi-même observer dans ma propre expérience, que de voir parfois la réponse à une question émerger bien avant que l’interrogation ne soit même formulée. C’est assez déroutant pour la rationalité qui a tendance à s’effondrer devant ce genre d’expériences. Celles-ci font ressortir l’intemporalité du Soi, et il faut bien dire que cet effondrement s’avère un allègement car, au fond, le temps psychologique linéaire apparaît comme une construction mentale bien lourde à porter. En filigrane du récit de Jung, c’est bien l’éveil à une réalité hors  du temps qui est évoqué donc même s’il n’est pas nommé comme tel : l’a-t-il réalisé ? On ne peut que supputer. Mais dans ce rêve, Jung a clairement une intuition de la nature de la lanterne magique et de qui la manipule :

« Dans ce rêve d'autrefois, je me trouvais en excursion sur une petite route; je traversais un site vallonné, le soleil brillait et j'avais sous les yeux, tout autour de moi, un vaste panorama. Puis j'arrivai près d'une petite chapelle, au bord de la route. La porte était entrebâillée et j'entrai. À mon grand étonnement, il n'y avait ni statue de la Vierge, ni crucifix sur l'autel, mais simplement un arrangement floral magnifique. Devant l'autel, sur le sol, je vis, tourné vers moi, un yogi dans la position du lotus, profondément recueilli. En le regardant de plus près, je vis qu'il avait mon visage; j'en fus stupéfait et effrayé et je me réveillai en pensant : "Ah ! Par exemple ! Voilà celui qui me médite. Il a un rêve et ce rêve, c'est moi." Je savais que quand il se réveillerait, je n'existerais plus. »

Jung indique qu’il eut ce rêve après sa maladie de 1944, c’est-à-dire après une expérience de mort imminente accompagnée par des visions du mariage sacré entre le dieu et la déesse, en l’occurrence Zeus et Héra sur la couche nuptiale. Il commente : « C'est une parabole : mon Soi entre en méditation, pour ainsi dire comme un yogi, et médite sur ma forme terrestre. On pourrait dire aussi : il prend la forme humaine pour venir dans l'existence à trois dimensions, comme quelqu'un revêt un costume de plongeur pour se jeter dans la mer. Le Soi renonçant à l'existence dans l'au-delà assume une attitude religieuse, ainsi que l'indique aussi la chapelle dans l'image du rêve; dans sa forme terrestre il peut faire les expériences du monde à trois dimensions et par une conscience accrue, progresser vers sa réalisation. »[2]

Je ne vous cacherai pas que je ressens une profonde révérence devant ce rêve. Je m’incline devant lui comme on pourrait s’incliner devant un grand Bouddha de pierre. J’y reviens régulièrement depuis trente ans comme on revient se désaltérer à une source d’eau fraiche inépuisable. C’est cela sans doute qu’on appelle un « sentiment religieux », et si j’ose en parler, c’est d’une part parce qu’il serait temps de réhabiliter la fonction sentiment[3] et que je suis prêt à rompre quelques lances dans ce sens, mais aussi, d’autre part, parce que mon commentaire sur ce rêve est l’occasion de préciser ce que Jung entendait par le mot « religion ». Il distingue celle-ci de la notion de confession religieuse et en propose une compréhension qu’on peut qualifier de spirituelle. L’étymologie de « religion » n’est en effet pas nécessairement le « religare » (relier) sur lequel les pères de l’Église ont justifié et construit le dogme et la structure contraignante que l’on sait. Pour Jung, le terme s’origine plus probablement du latin « religere », qui signifie « attention scrupuleuse ». Il définit donc la religion comme « une attention scrupuleuse aux mouvements de l’âme ». La mienne d’âme danse en écoutant ce rêve qui est pour elle comme une épiphanie.

Tout est là, en effet. D’abord cette évocation d’une excursion dans la campagne où nous pouvons voir une métaphore de l’existence avec son relief vallonné, ses hauts et ses bas : le soleil de la conscience brille et l’esprit contemple un vaste panorama. Au bord de la route, il y a une petite chapelle : le mystère transcendant revêt les formes culturelles du lieu et de l’époque, mais se caractérise par une certaine discrétion. Rien à voir avec les grandes pompes qui témoignent surtout de la volonté de puissance des prêtres, le numen se tient au bord de la route. Pour un peu, il passerait presque inaperçu, et c’est d’ailleurs ce qui arrive à la plupart : ils ne l’aperçoivent pas, trop pressés d’arriver quelque part. J’ai une pensée incongrue pour le regretté Lou Reed et son invitation à marcher sur le côté sauvage de la vie ; c’est en sifflotant Walk on the wild side que j’entrerai moi-même dans ce rêve en imagination active et que je pousserai la porte. Car la porte est entrebâillée, invitante : rien n’empêche d’aller à la rencontre du mystère d’être, mais encore faut-il prendre le temps de s’arrêter et de pousser la porte qui conduit « au-dedans ».

Et voilà donc qu’au grand étonnement du rêveur, il n’y a là ni crucifix ni statue de la Vierge – à l’intérieur, il n’y a aucune forme cultuelle qui tienne – mais « un arrangement floral magnifique ». Les fleurs sont volontiers symboliques des sentiments ainsi que de l’ouverture de la conscience. On raconte que le bouddhisme zen découle d’un sermon au cours duquel le Bouddha Sakyamuni se contenta de présenter une fleur à ses disciples. Seul l’un d’eux aurait compris et il sourit en retour au Bouddha qui déclara alors qu’il venait de lui transmettre son trésor spirituel le plus précieux. Ici, la présence du Soi se manifeste aussi dans la beauté qui ressort de cet arrangement : le Soi est un principe d’ordre et sa signature est l’harmonie, un ordre au-delà de la rationalité et une harmonie vivante au-delà du désordre apparent. Nous en avons une expression mathématique dans les équations non-linéaires qui font émerger des motifs fractals du chaos. Quelque part, dans le Soi, tout se rejoint, tout s’équilibre.

La révélation du rêve, ce en quoi il tient de l’épiphanie, se symbolise enfin dans le fait que Jung se rencontre lui-même, ou plus précisément : il rencontre le Soi sous la forme d’un yogi qui médite en position du lotus. Jung a emprunté le concept du Soi à l’Inde spirituelle et en particulier à la notion de l’Atman ; tout ce qu’il dit du Soi se retrouve dans les Upanishad. L’Orient est souvent, dans les rêves des Occidentaux, la patrie de l’âme, le lieu par excellence de la vie spirituelle. Jung a accompli son « voyage vers l’Orient », pour paraphraser le titre d’un livre de son ami Hermann Hesse, et il a donc retrouvé le Soi au cœur même de notre tradition chrétienne, dans une petite chapelle fleurie. En regardant de plus près de quoi il retourne, Jung se rend compte que le yogi a son visage. C’est stupéfiant, effrayant, comme toute manifestation authentique du numen, de ce qui nous dépasse si prodigieusement qu’on ne peut que rester muet quand on y fait face. Soudain, voilà donc la non-dualité de la réalité qui apparaît dans toute son ampleur : le Soi lui signifie clairement qu’il n’est pas autre que lui, qu’il n’y a en fait aucune séparation entre le moi de Jung et le Soi qui le rêve. Mais tandis que Jung lui-même est dans l’extraversion des sens, de l’illusion d’une vie séparée de cette Source, le Soi est dans l’introversion de la méditation. Jung réalise alors que tout ce qu’il croit être est simplement un rêve, et que lorsque le méditant ouvrira les yeux, cette illusion se dissipera, Jung cessera d’exister – ex-ister : « être hors de », c’est-à-dire bien sûr hors du Soi. Cela rappelle la mythologie hindoue qui veut que l’univers tout entier soit le rêve de Vishnou, ainsi que cette strophe qui ouvre le Spandakârirâ ou « chant du frémissement »[4] tantrique:

« La vénérée Shankari (Shakti), source de l’énergie, ouvre les yeux et l’univers se résorbe en pure conscience, elle les ferme et l’univers se manifeste en elle ».

Le rêve nous indique précisément où Jung s’est arrêté dans ce processus d’éveil du Soi. Il n’a pas secoué le yogi pour l’amener à ouvrir les yeux, il ne s’est pas dissous dans l’Infini. Il s’est tenu juste au bord de cet ébranlement absolu, il a parcouru le chemin qui y conduit et en a contemplé la possibilité, dont il faut bien dire qu’elle est effrayante pour le moi. En effet, avec la disparition de toute séparation, il n’y a plus rien de solide ni de permanent qui demeure : c’est la mort de la conscience ordinaire, de l’ego. Ainsi pouvons-nous conclure que Jung n’était donc pas un « éveillé » au sens où l’entendent aujourd’hui les chantres de la non-dualité, mais cette conclusion va avec un éclat de rire libérateur. En effet, nous dit ce rêve, il n’est rien comme un « éveillé » tant qu’il y a quelqu’un pour prétendre l’être : ce n’est pas l’homme qui s’éveille mais le Soi qui revient à Lui-même en ouvrant les yeux, et alors il n’est plus personne pour en parler – la personnalité terrestre a entièrement disparu. La mythologie grecque nous donnait déjà ce « mot de passe » quand elle racontait comment Ulysse le voyageur a déjoué le Cyclope à la vision unilatérale qui lui demandait :

-          Qui es-tu ?

-          Personne, je suis personne.




[1] Cette thèse est disponible intégralement ici : http://www.theses.ulaval.ca/2009/26182/26182.pdf  
[2] Vous retrouverez ces deux rêves, avec d’autres citations éclairantes de Jung pour les mettre en perspective, en visitant le blogue « grands rêves » à cette adresse : http://grandsreves.over-blog.com/article-deux-reves-de-jung-122425213.html
[3] Sur ce vaste sujet, je ne saurai que vous recommander de lire la dernière conférence donnée par la regrettée Marie-Louise Von Franz, dont vous trouverez la transcription en français ici : http://carnetsdereves.wordpress.com/2012/04/19/rehabilitation-de-la-fonction-sentiment-dans-notre-civilisation-par-cg-jung 
[4] Daniel Odier, L’incendie du cœur (le chant tantrique du frémissement), les éditions du Relié, 2004